Lutine, de et avec Isabelle Broué, avec également Mathieu Bisson, Philippe Rebbot et Agathe Dronne, se revendique comme un OFNI (Objet Filmique Non-Identifié). Fiction ou documentaire ? C’est une bonne question. D’autant que le sujet est brûlant : le poly-amour.
Mais c’est aussi (et peut-être surtout) une excellente comédie. Oui, la salle rit du début à la fin.
Pourtant, ceux qui me connaissent savent à quel point les prises de tête formelles sur l’Art m’emmerdent au plus haut point. Nouveau roman, nouvelle vague, art moderne conceptuel, tout ça, avec moi, vous oubliez, au risque de m’entendre hurler et crier à l’escroquerie intellectuelle (voire à l’escroquerie tout court) contre le Chef d’Oeuvre Absolu qui fait se pâmer tous les critiques. Donc, un OFNI revendiqué, c’était plutôt mal parti.
Mais tant, justement, la mise en forme que le fond du sujet m’intéressaient. Et, pas fou, je n’ai pas été parmi les premiers à aller voir ce film à la distribution encore très confidentielle. J’ai attendu des retours d’amis avant de m’y risquer. Donc je savais tout de même où je mettais les pieds, en l’occurrence à une des avant-premières en présence de l’équipe du film, avec débat à l’issue.
Le poly-amour, donc, commençons par là. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de relations amoureuses multiples et simultanées librement consenties par toutes les parties impliquées. Donc nul n’est trompé puisque chacun connaît la règle et l’accepte. Ce n’est donc pas plusieurs choses : des adultères multiples (en cachant la vérité à son conjoint), de la polygamie, de la polyandrie, des partouzes (éventuellement avec pédophilie ou exhibitionnisme), du libertinage purement sexuel ou de l’échangisme, etc. Le poly-amour est une liberté consentie pour l’homme comme pour la femme engagés dans une relation amoureuse sans exclusivité. De la même façon qu’une poly-amitié est naturelle, le poly-amour peut exister. Mais c’est moins simple. Et ce « mais c’est moins simple » est justement le sujet du film. Voilà pour le fond.
La forme rend le film encore plus intéressant que le fond. En effet, le film suit une réalisatrice qui décide de faire un docu-fiction sur le poly-amour. Au départ, elle s’intéresse au sujet et va donc essentiellement à la rencontre de gens qui vont témoigner. Mais elle intervient également -c’est aussi un documentaire- et se filme en train de découvrir le poly-amour dans le cadre de la partie fiction. Sauf que le film suit la réalisatrice qui fait le docu-fiction mais ce n’est pas directement le docu-fiction. On se retrouve donc avec une mise en abîme où le quatrième mur est systématiquement brisé avec un tournage sur un mode de journalisme gonzo. Documentaire ? Fiction ? Fiction sur la réalisation d’un documentaire ? Documentaire sur la réalisation d’une fiction ? L’histoire de la réalisatrice devient petit à petit l’histoire du film. Pour le meilleur comme pour le pire (pour elle).
Bien sûr, l’ensemble constitue une comédie totalement écrite, même si des scènes ont été inspirées de vraies remarques de vraies personnes (comme le vrai compagnon de la vraie réalisatrice). Les parties consacrées aux témoignages pour le documentaire posent les vraies questions de fond en se prémunissant d’une implication personnelle : aucun poly-amoureux ne peut exhiber dans un film sa manière de vivre sans risque social. Les témoignages sont donc aussi des scènes écrites et jouées avec le paravent de la fiction.
La réalisatrice admet volontiers qu’elle n’avait pas envie de faire un documentaire -chiant et exhaustif- sur le poly-amour. Son film est bien une comédie qui aborde un seul angle du sujet : les sentiments dans le couple homme-femme en situation de poly-amour au XXIème siècle en Occident, donc avec égalité des sexes, libération sexuelle et contraception.
L’évacuation du nœud gordien du poly-amour, à savoir la paternité biologique (la maternité biologique n’est jamais un problème), est donc assumée, thème considéré comme hors sujet par la réalisatrice puisque les couples poly-amoureux réels gèrent la question en parfaite transparence via les approches modernes de la contraception ou les restrictions de pratiques fécondantes. En débat, une thèse avancée, citant divers ouvrages, a été que les enfants d’un humain sont ceux qu’il élève et qu’il importe peu de savoir si oui ou non ces enfants transmettent ses gênes. Vous me permettrez d’être réservé sur cette dernière thèse.
Film auto-produit en financement participatif, Lutine est encore peu visible.
Vous pouvez suivre sa distribution et ses séances sur le site web consacré au film.
Diplômée de la FEMIS en 1994, Isabelle Broué est également à l’origine de plusieurs courts et longs métrage, de fiction ou documentaires. En 2004, elle a notamment réalisé Tout le plaisir est pour moi, une comédie avec Marie Gillain, Julien Boisselier et Tsilla Chelton.