La manipulation du temps est un très grand classique de la science-fiction, souvent comme prétexte à des réflexions philosophiques ou morales. Je l’ai moi aussi fait dans le recueil de nouvelles ‘Le temps perdu ne l’est pas pour tout le monde« . Mais la science-fiction ou le fantastique ne sont pas le seul endroit où l’on manipule le temps. On trouve cette manipulation du temps aussi dans des discours politiques mais c’est alors moins explicite ou, en tous cas, moins revendiqué.
Avant mon propre recueil de nouvelles ‘Le temps perdu ne l’est pas pour tout le monde« , il faut parler de deux textes fondateurs de la science-fiction : La Machine à explorer le temps (titre original : The Time Machine), de H. G. Wells, publié en 1895, et Le voyageur imprudent, de René Barjavel, paru en 1944 et introduisant pour la première fois le « paradoxe du grand-père » (si un homme remonte le temps pour tuer son ancêtre, il n’est pas né, donc n’a pas pu le tuer, donc il est né, donc il l’a tué…).
Ces deux romans appartiennent à la science-fiction philosophique. Il s’agit d’utiliser la forme d’un récit de science-fiction pour critiquer le présent, le réel. Voyager dans le temps permet ainsi de caricaturer le présent à l’occasion d’un voyage dans le futur. Mais voyager dans le passé peut aussi avoir un intérêt, outre le ressort dramatique, pour critiquer des situations admises comme glorieuses ou positives.
Un film est aussi à remarquer dans cette manipulation du temps, L’effet papillon (The butterfly effect, sorti en 2004). Un individu, qui peut voyager dans le temps au fil de souvenirs en « possédant » son moi de l’époque et changer ses actions, décide de manipuler le passé pour sauver la fille dont il est amoureux. Mais chaque tentative provoque des catastrophes, jusqu’à trouver l’origine du mal. Son père a le même don que le héros et tente de le tuer car « il joue à Dieu ». Le voyage dans le temps est ici traité sous un angle original : les conséquences des choix. C’est aussi l’angle choisi par Isaac Asimov dans La fin de l’éternité (The End of Eternity), paru en 1955, ainsi que par la trilogie comique Retour vers le futur (Back to the future, 1985-1990), où la manipulation du passé sert à changer le présent voire le futur.
Manipuler le temps peut aboutir à, en fait, voyager dans les possibilités, autrement dit parmi une multitude d’univers parallèles, la totalité des univers possibles. Ce principe du multivers est à la fois une théorie scientifique et une source de récits de science-fiction. Wikipedia note ainsi : « La « théorie des mondes multiples » présentée et développée dans les années 1950 par le physicien américain Hugh Everett constitue une tentative de résolution du problème de la superposition des états quantiques (cf. le chat de Schrödinger). » En fiction, le multivers est utilisé autant pour résoudre le paradoxe du grand-père posé par René Barjavel que pour créer des uchronies dont l’une des plus célèbres est Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick, paru en 1962. Je me suis moi-même lancé dans l’exercice avec le recueil de nouvelles Les derniers seront les premiers.
Politiquement, manipuler le temps est aussi un grand classique. On peut même distinguer deux manipulations distinctes : celle du passé par l’extrême-droite, celle du futur par l’extrême-gauche.
L’extrême-droite définit un passé fantasmé comme étant un âge d’or et ce qui a suivi comme une décadence. Son objectif est donc un retour à ce passé qui n’a jamais existé. Pour construire le roman national ou le récit mythique, il faut manipuler l’histoire, transformer la réalité, souvent de mauvaise foi. Parfois la mythologie construite va très loin : c’est par exemple le cas avec le mythe des Hyperboréens exploité par les Nazis après le passage par la Société Théosophique. J’ai eu l’occasion de parler de la manipulation de l’histoire de Jeanne d’Arc et de la Guerre de Cent Ans par l’extrême-droite dans ma conférence Les mythes de l’Europe Chrétienne.
L’extrême-gauche, elle, manipule le futur. Il ne peut y avoir qu’un seul avenir et tout ce que l’humanité peut faire est de ralentir ou d’accélérer vers les lendemains qui chantent. Mais l’avenir est tout tracé. La réalité est évidemment plus complexe : une nation ou l’humanité peuvent décider (dans une certaine mesure) de leur destinée et prendre un chemin qui n’était nullement prévu. Ou revenir nettement en arrière. Dans des pays où l’Etat s’est effondré suite à une crise quelconque, on a ainsi constaté un retour au féodalisme de seigneurs de la guerre, même si ces pays avaient construit un système capitaliste et qu’il est censé y avoir une succession entre le féodalisme et le capitalisme dans un seul sens. Et, bien entendu, il ne vient pas à l’esprit d’un militant d’extrême-gauche que le Peuple puisse refuser l’objectif défendu, la manière de faire chanter les lendemains en abattant le capitalisme honni.
Que ce soit pour se distraire, réfléchir sur des préoccupations morales ou viser à des objectifs politiques, il semble clair que la manipulation du temps restera encore longtemps une activité courante. Espérons tous que, vus les effets prévus, personne ne parvienne jamais à créer une machine à voyager dans le temps.