Désirs et destins rassemble 21 nouvelles appartenant à tous les genres (tendres, cruelles, drôles, fantastiques…) sur l’amour et le désir.
Elle l’avait aperçu, une fois, au détour d’un écran. Cela avait suffit. Elle ne savait rien de lui mais cela n’avait pas duré. Elle ne tarda pas, en effet, à trouver son nom, son adresse et son matricule national grâce à la reconnaissance faciale et à l’identification palmaire au passage d’un portillon de métro. Dès lors, suivre ses déplacements était devenu un jeu d’enfant. Elle pouvait l’admirer sous tous les angles permis par la vidéosurveillance du territoire.
Edwige Safari était une inspectrice de surveillance très bien notée par ses supérieurs. Elle prenait son rôle à coeur. En deux ans, deux voleurs à la tire avaient été arrêtés grâce à elle. Leur exécution publique avait réjoui le directeur des programmes télévisés : deux très belles audiences.
L’homme qu’elle avait remarqué ne se doutait de rien, bien entendu. Mais Edwige le regardait souvent. Sa démarche était souple. Il semblait musclé. De fait, il fréquentait un club de sport près de son domicile, plusieurs soirs par semaine. Mais son visage respirait la douceur. Elle rêvait de le rencontrer.
Dès qu’elle songeait à le voir, elle se demandait comment justifier une rencontre, ce qu’elle pourrait lui dire. Quels mots prononcer ? Quelle ode lui chanter ? D’autres femmes, jolies du reste, se pendaient à son cou. L’une, notamment, le rejoignait souvent dans un petit hôtel près de son travail. Ses longs cheveux blonds ondulaient dans la lumière crue dispensée dans les couloirs souterrains. Elle aussi semblait heureuse. On le serait à moins : elle fréquentait un bien bel homme qui devait lui faire l’amour comme un dieu plusieurs fois par semaine.
Edwige Safari développa, parallèlement à son désir pour l’homme, une haine et une jalousie terrifiantes à l’égard de cette femme. Elle se mit à la suivre au travers des écrans aussi facilement qu’elle avait pu le faire pour l’homme.
A force de suivre systématiquement les deux mêmes personnes, les alertes se déclenchèrent.
« Edwige, votre jugement est sûr et nous sommes fiers de vous compter parmi nous » lui déclara son chef lorsqu’il la convoqua dans son bureau.
« Merci, monsieur. »
« Vous surveillez attentivement deux personnes depuis maintenant plusieurs semaines. Nous pensons que vous avez de bonnes raisons de vous intéresser à elles. Mais les premiers recoupements de routine n’ont rien donné de probant. Pour orienter nos recherches, pourriez-vous nous indiquer une piste ? »
« Je n’ai pas déclenché de remontée pour l’instant, monsieur, précisément parce que je ne sais pas bien dans quelle direction rechercher. Ces deux personnes ont eu une attitude suspecte à plusieurs reprises, notamment en se tenant cachées des caméras ensemble mais je n’arrive pas à en savoir plus. Je vais donc poursuivre ma surveillance, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. »
« C’est entendu. Il ne faut prendre aucun risque. »
Peu après cette entrevue, l’homme et la femme se rencontrèrent de nouveau, comme par hasard, dans le métro. Ils s’éloignèrent du couloir principal et s’isolèrent un bref instant dans un recoin peu illuminé et, surtout, sans la moindre surveillance vidéo. Edwige Safari prit le contrôle de plusieurs caméras dans le secteur, zooma, les orienta de diverses façons, mais il n’y eut rien à faire : un vice de conception du réseau de vidéoprotection empêcha de voir ce que les deux faisaient exactement.
Leur isolement dura quatre ou cinq minutes. Pour une surveillante comme Edwige Safari, un tel laps de temps correspondait à une éternité. Elle ne put s’empêcher de passer sa langue sur ses lèvres en songeant à ce que ces deux là pouvaient faire ensemble, isolés, sans surveillance. Elle en conçut une haine décuplée pour la femme.
Enfin, l’homme reparut et s’éloigna. Il semblait heureux, apaisé. Son sourire d’ange illumina la totalité d’un des écrans de la surveillante, grâce au zoom.
Sur ses pas le suivait la femme. Ils échangèrent un regard doux et plein d’attention avant de s’éloigner, chacun dans leur direction.
Edwige Safari ne pouvait plus tenir. Il fallait qu’elle en sache plus. Tant pis pour sa carrière. Depuis trop longtemps elle surveillait cet homme. Elle remplit le formulaire pour accéder à la vidéosurveillance restreinte.
A sa grande surprise, on lui donna les droits étendus en moins d’une heure sans lui poser la moindre question. C’était la première fois qu’elle faisait une telle demande et s’était attendue à ce qu’on lui en réclame une justification rationnelle. La justification portée sur le formulaire était lapidaire : « attitude suspecte répétée. En surveillance rapprochée depuis trois semaines. »
Il y eut même un petit commentaire apposé par son chef, en forme d’encouragement : « ne le lâchez pas. Ne prenez aucun risque. »
A partir de ce moment, elle put accéder au réseau privé des magasins dès lors que l’homme qu’elle convoitait s’y trouvait. Elle voyait qu’il se rendait souvent chez des fleuristes pour commander de superbes bouquets. L’adresse de livraison correspondait à celle de la femme qu’il croisait souvent. Tout concordait, par conséquent. Le système expert fit les rapprochements et confirma la collusion des deux suspects.
Dans la mémoire de l’ordinateur central, le niveau d’infiabilité affecté à ces deux personnes grimpa encore d’un cran.
Edwige Safari jonglait entre ses écrans. Sur l’un, elle poursuivait son travail ordinaire et put détecter un dangereux activiste qui avait fait un bras d’honneur à un policier dès que celui-ci eut achevé le contrôle de son identité et lui avait tourné le dos.
Elle put alerter le policier aussitôt par son oreillette. Il n’eut qu’à faire un rapide demi-tour. L’activiste n’avait pas encore baissé son bras et fut surpris en flagrant délit d’outrage. La décharge électrique le paralysa et une patrouille put l’embarquer. Sans doute un juge l’enverrait il en camp de rééducation. Sauf si c’était un récidiviste. En tel cas, une exécution publique conclurait la carrière criminelle du malfrat. L’inspectrice ne prit pas le temps de vérifier la situation de l’interpellé : ce n’était plus son affaire. Cette absence de curiosité avait parfois étonné ses supérieurs hiérarchiques. Mais elle se contentait de faire son travail, c’est tout.
La note d’efficacité d’Edwige Safari continuait donc sa progression. Et sa cote de confiance suivait bien sûr le même chemin. Ses analyses étaient autant crues que ses intuitions.
Enfin, elle osa se connecter au réseau interne de l’appartement de l’homme qu’elle convoitait. Il était beau lorsqu’il dormait, même avec les drôles de teintes que la caméra infrarouge donnait aux images.
Au bout de quelques semaines, en soirée, Edwige Safari crut que sa rétine allait exploser. Le rouge couvrait l’écran. L’homme s’activait mais il n’était pas seul dans son lit. L’autre, la femme, était là. Son corps lascif n’avait pas pu se contenter des caresses qu’il prodiguait. La température des images avait monté brutalement puis atteignit le maximum.
Il réalisait des va-et-vient entre les cuisses de la succube qui soulevaient le corps offert. Les mains de l’homme se perdaient parfois sur la poitrine de cette catin quand celle-ci lui permettait, par un habile positionnement, de ne pas avoir à les utiliser pour se maintenir.
Edwige Safari sentit une humidité suspecte lui entourer le nez quand les lèvres des deux suspects se rejoignirent en un accolement qui semblait ne pas devoir s’arrêter tandis que les autres mouvements se ralentissaient.
Un dernier coup de rein donné par la séductrice sépara les deux visages un court instant. Puis les deux corps se recollèrent, se superposant calmement, apaisés, possédés l’un par l’autre. Le liquide salé s’immisça entre les lèvres de l’inspectrice qui haletait.
Elle savait qu’elle ne pourrait pas supporter cela très longtemps. Pourtant, comme par masochisme, elle ne pouvait pas cesser de regarder. Soir après soir. Car, désormais, la succube semblait résider chez l’homme. Et chaque nuit, Edwige Safari devait baisser l’intensité des teintes de son écran de surveillance.
Il fallait agir. Et cela rapidement : l’inspectrice revenait dans l’équipe de jour dans peu de temps, au fil du roulement normal. Savoir que tout cela persisterait alors même qu’elle ne pourrait plus le voir lui était encore plus insupportable que d’observer, dans diverses fréquences de lumière, les étreintes du couple.
Désormais dans l’équipe du matin, Edwige Safari assistait aux embrassades sur le seuil mais plus guère aux véritables étreintes. Elle en souffrait. Ses collègues se plaignirent qu’elle devenait irritable. Elle s’excusa, expliquant qu’elle était fatiguée.
« Voulez-vous prendre un peu de vacances ? » lui demanda, paternel, son chef.
Elle déclina modestement, s’excusant de nouveau de la perturbation qu’elle causait dans le service et retournant aussi vite que possible à ses écrans.
Et puis elle eut de la chance. La femme était en retard. L’étreinte matinale avait duré plus que ce qui était raisonnable. Arrivée à un boulevard juste avant sa station de métro, elle regarda bien à droite puis à gauche. Aucun policier ne regardait. Une patrouille s’éloignait et aucune autre ne devait être, logiquement, à immédiate proximité.
La femme traversa alors que le signal rouge lui interdisait. Edwige Safari déclencha l’alerte dans les oreillettes des membres de la patrouille qui fit aussitôt demi-tour.
Mais, au lieu de s’arrêter au premier coup de sifflet, la femme courut de plus belle. Un délit de fuite. Elle venait de commettre un délit de fuite.
Edwige Safari ne comprit pas pourquoi la femme prenait ce risque. Alors, elle eut l’audace de satisfaire sa curiosité. Elle appela sa fiche à l’écran. La femme avait déjà été condamnée pour avoir giflé un policier, cinq ans plus tôt. La peine prononcée avait été particulièrement légère : quelques mois de prison et dix coups de fouet en public. Aurait-elle séduit le juge ?
Quoiqu’il en soit, elle était désormais en situation de récidive d’acte délictuel. Cela impliquait son élimination de la société selon le principe « il faut laisser une chance à chaque criminel ». Mais une seule.
Edwige Safari suivit la fuite de la femme. Un zoom d’une caméra de surveillance lui montra le visage défait de sa rivale. Les pleurs inondait le visage haï et plus le sien. L’inspectrice se surprit même à sourire.
Le placage au sol de la fuyarde par la patrouille fut facilité par une décharge électrique. La foule des travailleurs honnêtes s’était écartée instinctivement, permettant aux policiers de tirer et stigmatisant plus nettement encore celle qui s’écartait du flot, qui refusait la loi du troupeau, la brebis noire à en éliminer.
Il était assez rare qu’Edwige Safari mène des entretiens. Ceux-ci étaient, en fait, exceptionnels. Il suffisait en général de transmettre les pièces au juge qui recevait le prévenu pour entendre sa confession et prononcer la peine appropriée.
La pièce aux murs métalliques n’était pas surveillée autrement que par les inspecteurs situés derrière le miroir sans tain. Elle était conçue pour qu’aucune communication clandestine ne puisse avoir lieu, notamment par le biais d’un téléphone mobile, même miniaturisé.
Edwige Safari se présenta à ses collègues, un sourire timide aux lèvres. Elle jeta un oeil par delà le miroir sans tain. L’homme était là, assis sur une chaise métallique. Nu. Il avait un oeil au beurre noir et quelques écorchures sur le corps. Il était presqu’au centre de la pièce. Le véritable centre était vide. Et, symétriquement à l’emplacement du détenu, se situait une chaise similaire à la précédente.
« Vas-y, Edwige, fais le parler ce salaud. »
L’inspectrice répondit par un sourire et pénétra dans la pièce.
Elle était enfin face à lui. Elle sentit qu’elle rougissait. Il la regardait, de la tête aux pieds. Est-ce qu’elle lui plaisait ? Elle osa le rêver. Mais elle ne supporta pas son regard. Elle baissa le sien en s’approchant.
Malgré les menottes lui enserrant les poignets, il restait un mâle puissant. Les muscles dessinaient la forme parfaite d’un corps d’homme.
Edwige Safari assit sa silhouette fluette sur la chaise vide et croisa les jambes sous sa jupe droite d’uniforme. Une voix aussi fluette que la silhouette s’échappa d’entre ses lèvres.
« Bonjour. Vous avez été interpellé sur votre lieu de travail suite à l’arrestation de votre compagne. Vous saviez qu’elle était une reprise de justice ? »
« Elle m’avait dit qu’elle avait été condamnée parce qu’elle s’était défendue d’un policier qui lui touchait la poitrine. »
La voix de l’homme avait beau trembler, elle était grave et forte. Même entravé, l’homme conservait son charme. Peut-être même en était-il sublimé.
« Donc, vous acceptez de fréquenter des condamnés » sourit Edwige Safari.
« Il n’y a rien d’illégal à ça : elle avait payé sa dette. »
« Non, bien sûr, chacun doit avoir sa chance. Mais, comme vous le savez, malheureusement, elle ne l’a pas compris et n’a pas saisi sa chance, celle que le gouvernement lui a donnée. Ce matin, elle a résisté à un contrôle mais a finalement été interpellée. »
Edwige Safari parlait doucement, sans cesser de lui sourire.
« Qu’allez-vous lui faire ? »
L’inquiétude pointait dans la voix masculine. Les mains s’écartèrent instinctivement, tendant la chaine, améliorant encore la courbure des muscles. La bouche légèrement entrouverte appelait le baiser. Edwige Safari sentit sa culotte s’humidifier.
« Ce n’est plus votre affaire. Vous ne la fréquenterez plus parce qu’elle sera exclue de notre société qui veut vivre en paix, libérée de ses psychopathes, de ses criminels… »
« Ordure ! Vous êtes tous des ordures fascistes ! »
Edwige Safari eut une poussée hormonale en entendant la voix de l’homme. Qu’elle aimerait être dans sa chambre à coucher avec cet homme en train de s’activer sur elle tout en la couvrant d’injures.
Elle n’eut pas le temps de répliquer. Elle n’avait d’ailleurs rien à dire. Ses collègues avaient jailli dans la pièce et trainaient l’homme qui se débattait en hurlant, en pleurant comme un petit enfant.
Edwige Safari le regarda s’éloigner. Elle ne fit pas un geste, ne modifia en rien son sourire pincé, ne prononça pas une parole. Elle se concentrait, observait la scène avec un apparent détachement et tentait juste d’imprimer dans sa mémoire le moindre détail de ce corps superbe. Elle savait qu’elle ne le reverrait plus jamais.