Cette nouvelle complète le recueil Carcer et autres libérations dont le thème général est l’enfermement. Un roman est dérivé de cette nouvelle, sous le même titre, paru en mai 2018.
Les mouettes
Carole respira un grand coup. L’air iodé chargé de quelques embruns lui gonfla les poumons. Elle regarda en bas des falaises et, par réflexe, s’éloigna de quelques pas. Réalisant à quel point ce réflexe était, dans sa situation, imbécile, elle sourit.
Elle ne riait plus depuis longtemps, tout au plus souriait-elle. Alors, elle sourit.
Sa destination n’était plus très loin, un peu à l’écart du village où elle avait passé la nuit dernière, en débarquant de l’autocar. Elle avait dormi tard, épuisée, même si les mouettes criaient depuis le petit matin. S’endormir avait été difficile, il est vrai.
Venir jusqu’ici était long et compliqué, avec de nombreux changements dans les transports en commun, même si ce n’était pas particulièrement coûteux. Il était interdit de venir en véhicule personnel dans l’établissement où elle se rendait.
La difficulté pour venir était voulue. L’éloignement de toute habitation une exigence des populations environnantes. C’était partout pareil là où l’on installait ce genre d’établissements.
Carole ne portait pas de bagages, c’était inutile en plus d’être interdit. Elle ne disposait que de son petit sac, avec ses papiers, les documents requis et diverses babioles nécessaires au voyage.
Elle s’était forcée à avaler un croissant et un café ce matin. Mais elle en avait eu une sorte de nausée. Autant pour réfléchir une dernière fois à ce qu’elle faisait que pour tenter de chasser cette nausée, elle avait choisi de faire la grande promenade. Elle avait rendez-vous à quatorze heures mais ne comptait pas manger d’ici là.
La patronne de l’hôtel lui avait à peine parlé. Il suffisait de la regarder, de voir son allure et son humeur, pour savoir où elle se rendait. D’autant que bien peu de touristes n’ont aucun bagage. Et les gens ont peur d’une sorte de contagion, d’impureté. Ce n’est pas la première bêtise qui soit comme un réflexe chez la plupart des êtres humains.
Carole avait d’abord marché le long de la grande route qui serpentait dans une valleuse depuis le petit port. Elle était passée devant l’ancien golf. Le club-house était fermé depuis longtemps, le terrain ayant ensuite été repris par l’établissement où se rendait Carole. Mais on avait construit de nouveaux bâtiments, en haut, le long de la falaise.
On pouvait entrer par cette porte là mais Carole avait fait le choix de passer par l’autre côté.
En haut de la pente, elle quitta la grande route et prit un chemin à travers les champs. Les mouettes la survolaient en piaillant et les vaches, de part et d’autre de la sente, la regardaient passer, se contentant de mâcher consciencieusement leur herbe en silence.
Le chemin principal prenait alors une petite valleuse jusqu’à une plage discrète. Mais Carole obliqua sur la droite, remontant jusqu’en haut de la falaise.
Les mouettes, les cormorans et les albatros l’accompagnaient. Ou plutôt la laissaient ramper sur le sol tandis qu’eux voyaient les choses d’en haut.
Carole était une bonne marcheuse. Elle avait l’habitude de parcourir des kilomètres. Jusqu’à l’an dernier, elle aimait les randonnées en montagne.
Mais, depuis l’an dernier, elle ne pouvait plus supporter l’environnement des hautes falaises de granit, des petits cours d’eau glissant entre les cailloux et des forêts de pins. Tout cela, désormais, était assimilé dans son esprit à sa visite à un autre établissement similaire à celui dans lequel elle se rendait.
C’était en regardant ses vieilles photographies de vacances, des paysages de montagne, qu’elle avait choisi de venir ici. Elle savait que, cette fois, elle était prête.
Elle savait aussi que, quoiqu’il arrive, ce serait son dernier séjour auprès de la mer. Si elle échouait de nouveau, elle ne supporterait plus ces paysages.
Carole respira le plus fort qu’elle put. Elle voulait sentir l’iode pénétrer ses poumons.
Elle écoutait les mouettes dont les cris assourdissants l’énervaient jadis.
Elle regarda sa montre et se décida à avancer. Il était l’heure. Il fallait y aller.
L’accueil
Carole sonna à la porte de l’établissement. Une femme en blanc, de ses chaussures à sa coiffe carrée en passant par ses collants, sa jupe et sa blouse, lui ouvrit en souriant.
« Bonjour, Mademoiselle. Que puis-je faire pour vous ? »
« Bonjour. J’ai rendez-vous pour une admission aujourd’hui à quatorze heures. »
La femme, entre deux âges, perdit son sourire.
« Ah ? » fit-elle. Plus bas, pour elle-même, elle ajouta : « elle est bien jeune ». Puis, plus haut, retrouvant un sourire professionnel : « Veuillez entrer je vous prie, j’appelle votre tuteur dès que j’aurai rouvert votre dossier ».
Elle fit demi-tour, regagnant à petits pas rapides son bureau où elle s’assit. Elle montra une chaise à Carole, en face d’elle, la priant de s’asseoir.
Elle tapota quelques mots sur le clavier de son ordinateur et le dossier de Carole apparut à l’écran. Celui-ci était placé de telle sorte que Carole put le voir. Sa photo, genre portrait officiel d’identité, occupait une portion considérable de l’affichage, en haut à gauche.
La femme parcourut rapidement le dossier pour se le remettre en mémoire.
« Ce n’est pas votre première visite dans un établissement comme celui-ci… »
« Non, en effet. Je me suis rendu chez des confrères il y a presque un an. J’ai… »
« …alors renoncé à l’achèvement du processus » termina pour elle la femme.
« C’est ça, oui. »
« Malgré tout, vous avez choisi de revenir une autre fois. Je dois vous avouer que c’est assez rare, surtout dans des délais aussi rapprochés. »
« Je n’étais pas prête, même si je le désirais. Maintenant, je le suis totalement. »
« Je pense que vous connaissez les règles mais je dois vous rappeler ora lement, comme l’exige la loi, quelques petites choses fondamentales. Vous devrez également lire et signer le texte que je vais vous donner qui détaille tout cela et précise divers détails. »
« J’ai déjà signé le document d’engagement, il est dans mon dossier. »
Carole tendit la pochette à la femme. Celle-ci la saisit, l’ouvrit et parcourut son contenu.
« Il semble que tout soit au complet. C’est vrai que vous connaissiez les procédures mieux que nos visiteurs habituels qui sont, en général, là pour la première et seule fois… »
Elle eut un petit rire nerveux. Carole lui sourit.
« Je dois cependant, comme je vous l’ai dit, vous rappeler quelques points essentiels. Tout d’abord, comme vous le savez, vous devrez déposer la totalité de vos affaires au vestiaire : vêtements, bijoux, papiers, téléphone mobile… Nous vous donnerons une camisole, un pantalon et des chaussons. Ce seront vos seuls vêtements durant votre séjour. Une température de 22°C est maintenue en permanence dans tout l’établissement. Vous n’aurez donc ni froid ni chaud. Votre séjour, d’une durée maximale d’une semaine, se déroulera entièrement dans votre chambre. Vous y serez enfermée. Aucune visite et aucun contact d’aucune sorte avec l’extérieur n’est accepté. Cependant, à tout moment, vous pouvez décider de nous quitter. Une sortie est définitive et ne donne droit à aucun remboursement. »
La femme s’arrêta avec un petit rire nerveux auquel Carole répondit par un sourire. Puis elle continua de réciter son texte.
« La loi est claire à ce sujet. Quelque part, nous avons donc un intérêt économique à ce que… »
« …je n’achève pas le processus, avec tous les coûts que cela suppose au final pour vous. »
« Oui, c’est cela… » répondit en riant la femme.
Carole se souvint que, en effet, rien n’avait été fait l’an passé pour l’inciter à rester, bien au contraire. A tous points de vue, c’était mieux ainsi.
La femme regarda de nouveau son écran et parut interloquée.
« Excusez-moi, Mademoiselle, mais je vois que vous avez choisi un processus traditionnel et non pas la méthode chimique. Vous… »
« Je sais très bien ce que j’ai fait et je vous le confirme. »
« La loi nous oblige à proposer les deux formules mais je dois vous avouer que c’est assez rare que… enfin, c’est rare, quoi. Même si, pour nous, économiquement, c’est mieux. C’est moins coûteux alors que le prix de la prestation est le même, normalisé… »
La femme réprima son petit rire nerveux et toussota. Carole prit la parole du ton le plus neutre qu’elle put.
« J’ai tenté d’utiliser par moi-même, il y a un peu plus d’un an, successivement, les deux méthodes, de manière artisanale bien entendu. Je pense cependant avoir pu comparer leur, disons, confort. Même si l’artisanat n’est pas toujours très efficace. »
La femme ne put réprimer son petit rire nerveux en réponse au sourire de conclusion de Carole. Après un bref silence, la femme tendit un nouveau document à Carole avec un stylo.
« Par rapport à l’an dernier, il y a eu un nouveau décret. C’est une déclaration supplémentaire pour vous informer que, pour des raisons de sécurité pour notre personnel, vous pouvez être entravée. En cas d’application du processus jusqu’à son terme, vous le serez d’ailleurs. »
Carole lut le petit texte et signa à l’endroit approprié, après avoir recopié à la main une assez longue formule obligatoire garantissant qu’elle avait compris le sens de ce qui précédait.
Un homme d’âge mûr se présenta à côté de Carole. Il portait lui aussi une tenue entièrement blanche, des chaussures à la blouse en passant par le pantalon. Il ne possédait pas de chapeau ou de coiffe. Il lui tendit sa main en souriant.
« Bonjour, Carole. Je suis votre tuteur. Je vais vous accompagner durant cette semaine. »
Carole lui sera la main en lui rendant son sourire le mieux qu’elle put.
« Conformément à la loi, vous ne connaîtrez pas l’identité des autres personnes présentes ici. Vous pouvez d’ailleurs constater que ni notre nouvel agent d’accueil ni moi-même ne disposons de badge. De même, nous ferons en sorte que vous ignoriez tout des autres pensionnaires. Durant une semaine, vous ne sortirez pas de votre chambre, comme on a du vous le dire. Sauf si vous décidez de nous quitter définitivement sans achever le processus. Si vous ne respectez pas les consignes, vous serez exclue immédiatement du centre. Notamment si vous conservez des affaires, comme un téléphone mobile par exemple. »
Carole hocha la tête en souriant en signe de compréhension.
Il l’invita à le suivre. Carole se leva et obéit, réservant un dernier sourire de salut à la femme. Celle-ci attendit que Carole ait disparu dans un couloir pour s’essuyer avec un mouchoir les yeux légèrement humides en maugréant doucement : « jamais je ne pourrais rester dans ce boulot. Une jeune et jolie femme comme elle. C’est affreux. »
L’homme accompagna Carole le long d’un couloir jusqu’au vestiaire. Il la fit rentrer dans une cabine, lui montrant une caisse en plastique portant un gros numéro et une étiquette à son nom. A côté, il y avait un petit tas de vêtements et de chaussures en toile sans lacet blancs. L’explication fut à peine nécessaire. Dès que l’homme ressortit, Carole se déshabilla et posa toutes ses affaires et son petit sac dans la caisse en plastique avant de la sceller comme indiqué.
Carole enfila la culotte qui tenait par un élastique de ceinture, sans bouton, puis la camisole aux manches longues qui ne possédait qu’une fermeture zippée devant et enfin les chaussures sans lacet.
L’homme l’attendait à la sortie de la cabine. Il lui prit des mains la caisse en plastique en souriant et alla la déposer à un comptoir, quelques mètres plus loin. Un autre homme habillé comme lui vint la chercher, vérifia que l’étiquette était complète et emporta la caisse dans une autre pièce. Sans un mot.
« Maintenant, je vous emmène dans votre chambre » dit-il en l’invitant une nouvelle fois à le suivre.
Dans un couloir, une vingtaine de portes identiques étaient alignées dans un couloir, à trois mètres environ les unes des autres, toutes sur le même côté. Il n’y avait pas de fenêtre, que des murs blancs. L’homme choisit d’ouvrir une porte à peu près au milieu de la série.
La porte était épaisse et, quand l’homme l’ouvrit avec une clé, Carole constata qu’elle était renforcée avec une épaisseur de mousse. L’homme entra le premier et ouvrit la deuxième porte, un bon mètre plus loin.
Carole franchit le sas rapidement.
L’homme la salua, lui annonçant juste qu’il reviendrait la voir dans quelques heures, et referma successivement les deux portes.
La chambre
Carole resta debout, comme interdite, quelques instants, regardant sa chambre. Elle eut l’impression de soudain étouffer. Elle eut des sanglots nerveux et se mordit la main pour ne pas crier. Elle dut s’appuyer contre la porte pour rester debout.
Cette chambre était absolument similaire à celle de l’année passée.
La pièce faisait environ deux mètres cinquante de large. La porte était au centre du mur du fond. A gauche, tout au fond de la pièce, dans le coin, il y avait le lit : un matelas posé sur un sommier à lattes en bois clair dont tous les coins avaient soigneusement été limés pour être arrondis. A droite, derrière un rideau qui coulissait sur une petite barre de bois faisant un angle droit bien arrondi fixée juste à ses extrémités dans les murs, il y avait un lavabo, une douche et un siège de toilettes. Toute la faïence était, sur les bords extérieurs, entourée d’une sorte de mousse plastique indéchirable. Le lit et le coin toilette prenaient des emplacements à peu de chose près symétriques.
Carole avança sur le sol plastifié dans la sorte de couloir entre ces deux espaces et qui faisait l’exacte largeur de la porte.
Il y avait encore environ deux mètres de libre jusqu’au bout de la pièce. Et devant Carole, une vaste baie vitrée. L’an passée, elle donnait sur une superbe vallée de montagne. Ici, c’était directement sur la mer.
Aucun placard, nulle part. Pour y mettre quoi, du reste ?
Dans un coin, à gauche, il y avait le même petit bureau fixé au mur et au sol que dans l’autre chambre, celle d’il y a un an. Un bureau similaire aux anciens bureaux d’écoliers, avec un siège fixe incorporé à la structure. Et, quand on soulevait la planche…
Carole voulut vérifier. Elle s’installa au bureau et souleva la planche du dessus. Elle découvrit le même équipement que ce qu’elle avait déjà vu : une sorte d’écran tactile, en contrebas de quelques centimètres par rapport à un cadre en bois. Même une fermeture un peu rapide (voire violente) du bureau n’abîmerait pas l’équipement électronique.
Elle appuya doucement sur l’écran.
« Bonjour, Carole » apparut sur l’écran. Une voix masculine, ferme mais rassurante, prononça la même phrase puis tout le texte qui se mit à défiler doucement.
« Si vous souhaitez couper le son, vous pouvez le faire en appuyant sur le pictogramme comportant un haut-parleur barré, en haut à droite de l’écran.
Nous vous souhaitons la bienvenue et nous ferons tout pour que votre séjour d’une semaine parmi nous soit agréable. N’oubliez pas que, sans que vous ayiez le moins du monde à vous justifier, vous pouvez partir quand vous le voulez. Environ la moitié des résidents quittent notre établissement dans les premiers jours. Un peu plus du tiers seulement reste jusqu’à l’achèvement du processus.
Pour votre sécurité, votre chambre est en permanence sur écoute phonique. Il vous suffit de dire à haute voix que vous souhaitez sortir pour être exhaussée aussitôt. Quelque soit l’heure, votre tuteur viendra alors vous chercher et vous reconduira à la sortie après un passage au vestiaire pour récupérer vos affaires personnelles.
Comme vous ne disposez ici de rien de personnel et qu’il est interdit par la loi que vous entriez en communication avec l’extérieur, même par le biais d’émissions de télévision, vous pourrez utiliser le présent appareil pour naviguer dans notre vaste médiathèque qui comprend de très nombreux livres, musiques et films.
Il est strictement interdit de boire de l’alcool ou de fumer. Si vous devez suivre un traitement médical, les médicaments nécessaires déclarés lors de votre admission vous seront apportés par votre tuteur au fur et à mesure de vos besoins. Si vous le souhaitez, vous pouvez obtenir des patchs nicotiniques ou des psychotropes relaxant agréés comme n’altérant pas la volonté.
C’est dans une semaine, à l’expiration du délai légal obligatoire de réflexion, que nous vous proposerons d’achever le processus. Vous pourrez, encore à ce moment là et jusqu’à la dernière minute, demander à quitter l’établissement. Aucune explication ne vous sera demandée. Vous restez libre jusqu’au bout de votre destin et de votre choix.
Si vous souhaitez réécouter ou relire le présent texte, vous pourrez à tout moment le faire en choisissant le message d’accueil dans le menu principal.
A chaque fois que vous fermerez le couvercle, le présent appareil s’arrêtera. Il suffira de rouvrir pour qu’il se remette en marche. »
Le texte continua de défiler quelques instants, jusqu’à disparaître de l’écran. Puis tout fut remplacé par le menu principal. Quelques choix symbolisés par des gros pavés de couleurs vives, comme dans un distributeur automatique.
C’était là encore, Carole en aurait juré, le même texte, la même voix et le même menu principal que l’an passé. Il devait y avoir une norme…
Carole appuya sur le pavé « Livres ». Un certain nombre de choix par défaut apparurent : la Bible commentée en version dite de Jérusalem ; la Torah suivie de la Mishnah, du Talmud, et du Midrash ; un Coran suivi d’une édition commentée des Haddith ; un Mahabharata ; une sélection de textes bouddhiques, taoïstes et autres… Un pavé « recherche » permettait de circuler dans une vaste bibliothèque par genre ou par titre, et un clavier virtuel de saisir le texte de sa recherche. Carole chercha le poème l’Albatros de Baudelaire. En quelques secondes, le texte apparut devant elle. Carole sourit et referma le bureau. Elle y reviendrait plus tard.
Profitant de son expérience de l’année passée, Carole se retourna et ne mit que quelques secondes à trouver le micro, dissimulé près du plafond, au dessus du lit.
Elle ouvrit la baie vitrée. Une voix féminine, douce mais ferme, retentit : « Pour préserver la climatisation, merci de fermer cette porte ». Après deux secondes de pause, la voix répéta son message. Carole sortit et referma. La voix s’interrompit au milieu de la répétition suivante.
Il faisait frais dehors. Du moins lorsqu’on ne portait qu’une camisole de coton.
La petite terrasse d’un peu plus d’un mètre de large était bordée sur les deux côtés d’un mur et recouverte d’un toit opaque. Devant, un petit muret arrivait à la hauteur des hanches de Carole. Il était suivi jusqu’au toit d’une sorte de grillage rigide très solide dont les mailles étaient écartées de deux ou trois doigts. Les murs et le toit se prolongeaient un peu après le niveau du grillage, pour éviter que Carole ne puisse voir ce qui se passait dans les chambres de chaque côté.
Au delà, il y avait un peu de terrain en pente qui, brutalement, s’affaissait en une sorte de mini-falaise pour arriver près de dix mètres plus bas au chemin douanier. La vraie falaise n’était qu’encore après.
De sa chambre, Carole avait surtout une vue parfaite sur la mer.
Elle s’accrocha par les doigts des deux mains au grillage, plaça sa bouche dans une maille et inspira à pleins poumons l’air du large, écoutant piailler les mouettes, les cormorans et les albatros.
Cinquième jour
Carole dégustait le gratin de fruits rouges avec un plaisir certain. Il était réellement excellent. La jeune femme se demandait comment les cuisiniers pouvaient avoir autant d’imagination. Depuis cinq jours, pas une seule fois, elle n’avait mangé la même chose qu’à un autre repas. Pourtant, la contrainte était forte : il fallait que tout puisse être aisément mangé avec une simple cuillère. Ni couteau ni fourchette ni baguette. Légumes cuits ou crus et râpés. Viande hachée. Poisson en filet. Fruits tranchés ou pressés et pâtisseries. Après tout, il y avait de la variété possible…
Deux fois par jour, son tuteur (le seul être humain qu’elle voyait depuis son admission dans l’établissement) venait lui demander ses choix pour le repas suivant, au sein d’un menu impressionnant, et tout lui était servi environ une heure plus tard.
Elle finit l’eau contenue dans son gobelet. Elle s’était habituée à la texture plastique incassable de celui-ci. Elle ne la remarquait plus.
Carole posa sa cuillère et regarda devant elle. La mer était calme. On n’entendait que quelques oiseaux.
Il lui restait deux jours à passer dans cette pièce mais elle commençait à sérieusement épuiser ses envies. Elle avait relu l’essentiel de Baudelaire, picoré dans Hugo avec passion, même parcouru la Bible et un peu le Coran, regardé plusieurs films assez anciens et un des derniers sortis au cinéma qu’elle n’avait pas eu le temps de voir, écouté durant des heures des symphonies en restant allongée dans son lit…
Elle se leva. Elle ouvrit rapidement la baie vitrée, franchit son seuil d’un bond et claqua la porte derrière elle sans laisser la « dame de la porte » achever son rappel concernant la climatisation.
Carole alla plaquer son visage contre la grille à laquelle elle crocha ses mains. L’air marin la fouettait de fraîcheur. Quand le froid fut plus fort que le plaisir des embruns, elle rentra se mettre à l’abri dans sa chambre.
La « dame de la porte » venait de se taire quand le tuteur de Carole entra.
« Vous venez rechercher le plateau-repas ? »
« Comme d’habitude… »
« C’était vraiment excellent. »
« Oui, nous avons de bons cuisiniers. Nous veillons à donner un maximum de plaisirs à nos pensionnaires. A ce propos, est-il nécessaire que je revienne ce soir prendre une commande de repas ou bien dois-je plutôt préparer vos affaires au vestiaire ? »
« Vous ne voudriez tout de même pas me priver d’encore deux jours d’aussi bons repas ? »
Le tuteur sourit. « Vous savez, il y a d’excellents restaurants dehors. Je peux vous donner l’adresse, au village… »
« Ne vous fatiguez pas. Ma décision définitive était prise en me faisant admettre ici. L’an dernier, le coup du restaurant m’a fait craquer au cinquième jour. C’était noté dans mon dossier ? »
« On ne peut rien vous cacher. Mais c’est une technique fréquente. Les plaisirs de la chair sont les plus primaires, les plus irrépressibles. »
« Et vous proposez tous les plaisirs de la chair ? »
« La sélection des tuteurs est très rigoureuse. Pour s’occuper des femmes, les hommes sont tous d’âge mûr, devant dégager une certaine autorité paternelle, et… strictement homosexuels. »
Carole pouffa malgré elle de la précision. Mais elle avait envie de s’amuser un peu. Elle reprit :
« Donc, vous ne pouvez rien pour moi sur ce plan ? »
« Si vous le désirez, je suis formé pour effectuer quelques massages très efficaces. Dans votre médiathèque, vous disposez également de films érotiques et pornographiques en grand nombre. »
« Redonner le goût au plaisir, à tous les plaisirs… »
« En effet. Mais ne pas trop en fournir non plus. L’essentiel est dehors, comme vous le savez. »
Carole cessa de sourire. Il y eut un silence. Le tuteur vint reprendre le plateau repas.
« Bonne après-midi, Carole… »
« Bonne après-midi… comment vous appelez-vous au fait ? »
« Tuteur. »
Il se retourna un bref instant pour sourire puis sortit et referma la porte à clé.
Le matin du septième jour
« Carole, je suis désolé, mais, aujourd’hui, vous n’aurez qu’un café et un jus d’orange pour votre petit déjeuner. »
Le tuteur venait de poser le plateau sur le petit bureau. Il était grave, ne souriant pas, contrairement aux autres jours. Un silence s’installa durant deux ou trois secondes. Une éternité.
« Vous vouliez me dire autre chose ? »
Le tuteur hésita quelques instants. Les mots simples ne semblaient pas venir naturellement.
« Ce midi, vous n’aurez pas non plus un grand choix. Vous ne pourrez manger qu’un bouillon de légumes chaud et un jus de fruit. »
« Et un verre d’alcool ? »
« Non. Pas d’alcool. Vous le savez bien. Pas de cigarette non plus. Même aujourd’hui. »
« Comme j’ai été admise à quatorze heures, vous viendrez me chercher à cette heure là aussi, c’est bien ça ? »
« Oui. Mais… »
Il regarda Carole avec un regard suppliant. Pour la première fois, Carole eut l’impression d’avoir un véritable être humain en face d’elle, pas une sorte de serviteur-robot gardant toujours un ton judicieusement calculé pour être agréable sans être excessivement joyeux.
« Mais… ? » reprit en écho Carole avec un ton interrogatif.
« Mais j’aimerais beaucoup venir vous chercher plus tôt et même vous inviter au restaurant, au village. »
« Je vous croyais homosexuel… »
« Je le suis mais… »
« Je vous assure que mon choix est fait. J’irai jusqu’au bout. »
Le tuteur baissa la tête puis la hocha tristement.
« Souhaitez-vous voir quelqu’un d’autre que moi et les personnes obligatoires avant l’engagement du processus ? »
« Non, je vous remercie. Je ne crois pas en la nécessité de voir le genre de personnes auquel vous pensez. »
Le tuteur sortit enfin, sans regarder derrière lui avant d’avoir refermé la porte. Carole l’entendit la verrouiller, comme d’habitude.
Carole sentait comme une sorte de nausée. Même finir un petit déjeuner si limité lui fut difficile.
Cette fois, elle l’avait fait. Elle l’avait fait jusqu’au bout. Ou presque. Il ne restait plus que quelques heures.
Elle passa l’essentiel de la matinée dehors, sur la petite terrasse couverte, les doigts accrochés au grillage, le visage pressé contre ses mailles.
Elle recevait les embruns avec la joie d’un enfant. Le froid n’avait aucune importance.
Mise en oeuvre du processus
Carole tournait le dos à la fenêtre, regardant la porte avec anxiété. Il était plus de quatorze heures. Elle le savait. Elle croisa ses mains dans son dos pour s’obliger à retrouver un certain calme.
Enfin, la porte s’ouvrit et son tuteur apparut. Il resta debout, au milieu du seuil, à regarder Carole, l’air las et triste.
« Je suis prête, Tuteur » dit Carole d’un ton sonnant étrangement faux, qui aurait pu être joyeux mais trahissait le stress.
« En êtes-vous sure, Carole ? »
« Tout à fait. »
« Alors, suivez-moi. Tout est prêt. Mais vous pouvez tout arrêter. Encore maintenant. »
« Non. »
Les deux portes du sas étaient ouvertes. Le tuteur fit demi-tour et retourna dans le couloir. Il attendit Carole.
En silence, ils parcoururent le couloir l’un à côté de l’autre, s’éloignant de l’accueil et rejoignant une petite porte, au delà de la dernière chambre. Le tuteur sortit une clé de sa poche.
« Le vestiaire est de l’autre côté, Carole. »
« Je sais. Mais je veux que vous ouvriez cette porte-ci. »
Le tuteur s’exécuta.
Il fit passer la jeune femme devant lui.
Dans la pièce où ils pénétrèrent, dont tous les murs étaient parfaitement blancs et qui ne disposait d’aucune fenêtre, un homme plus tout jeune devisait avec une femme d’une quarantaine d’années, tous deux habillés en civil. Ils se turent à l’entrée de Carole.
La femme lui sourit mais le sourire était visiblement forcé. Elle s’approcha et lui tendit la main. Carole la lui serra.
« Je suis la lieutenant Mathilde Villette, officier de police judiciaire, requis conformément à la loi. »
L’homme vint à son tour serrer la main de Carole en se présentant.
« Docteur Lionel Longemer. Je suis médecin. »
Carola les salua chacun d’un bref hochement de tête et d’un sourire.
Mathilde Villette tendit un document imprimé à Carole en y joignant un stylo puis lui désigna une petite table avec une chaise, dans un coin de la pièce.
« Vous devez réitérer en ma présence votre déclaration initiale » expliqua la policière.
Carole s’assit, lut le texte, écrivit la mention manuscrite requise et signa.
La policière ouvrit la caisse en plastique contenant les affaires de Carole, amenée là par le tuteur. Elle y trouva les papiers d’identité de la jeune femme, les posa sur la table avec le formulaire signé et rescella la caisse.
La policière se tourna vers le tuteur.
« Tout est en ordre. Vous pouvez procéder. »
Sans attendre, elle se dirigea vers une petite salle séparée de l’endroit où ils se situaient tous par une simple ouverture. Carole la suivit.
Dans la pièce, une sorte de brancard attendait au centre. Il comportait des lanières de cuir pour que le patient allongé puisse être attaché. A côté, une potence portait en suspension une bouteille de liquide transparent et le matériel pour installer une perfusion.
Carole se retourna avec un air de surprise. Son tuteur l’avait suivie mais s’adressa à la policière.
« Lieutenant, Carole a choisi la méthode traditionnelle. »
« Ah bon ? »
La policière semblait contrariée. Elle précisa aussitôt : « c’est la première fois que je vais assister à une méthode traditionnelle mais, mademoiselle, puis-je vous demander… »
Carole l’interrompit. « Il y a un peu plus d’un an, j’ai tenté par moi-même d’engager le processus. D’abord en absorbant une forte dose de médicaments. Mais, mis à part être malade et tout vomir… Puis par ce qu’on appelle ici le processus traditionnel. Je me suis évanouie et je me suis réveillée allongée par terre, des morceaux de poutre autour de moi. J’ai résolu de recourir à l’assistance permise par la loi dans un des établissements agréés. Au cinquième jour, il y a un peu mois d’un an, j’ai renoncé. Aujourd’hui, je vais au bout. Et tant qu’à choisir un souvenir, je préfère celui de la méthode traditionnelle plutôt que celui de la voie chimique. »
Son tuteur lui passa un bras amical dans le dos.
« Carole, c’est la pièce en face, de l’autre côté de la salle. »
Carole traversa la salle, suivie par son tuteur puis par la policière et le médecin, en une sorte de procession.
La pièce où ils pénétrèrent, d’environ trois mètres de côté comme l’autre, semblait vide, mis à part un crochet au plafond et un petit placard dans un coin. Au centre, le sol en plastique était remplacé par un panneau de bois d’environ un mètre de côté.
« Carole, si vous le souhaitez toujours… » commença le tuteur.
« Oui » répondit elle aussitôt.
« Dans ce cas, mettez-vous au centre de la trappe je vous prie. »
Elle s’exécuta tandis qu’il alla prendre divers matériels dans le placard, observé par la policière et le médecin.
Carole regardait droit devant elle, dans le vague, dans l’infini. Une petite larme coula sur sa joue qu’elle écrasa d’un doigt. Le tuteur s’approcha d’elle.
« Carole, pour notre sécurité à tous et aussi votre confort, je dois vous entraver. Croisez vos poignets dans votre dos et serrez les jambes, s’il vous plaît. »
Le tuteur utilisa une petite corde pour lui lier les poignets et une autre pour lui attacher les chevilles.
« Carole, il est encore temps, si vous le souhaitez… »
« Je réitère ma demande d’assistance, conformément à la loi » cria presque la jeune femme, au bord d’une crise de nerf.
La policière était nerveuse et fit signe au tuteur de bien vouloir se dépêcher. Le médecin semblait mal à l’aise.
Le tuteur fixa une longue corde au plafond, grâce au crochet prévu à cet effet, et plaça l’autre extrémité, munie d’un noeud coulant, autour du cou de Carole.
Les larmes coulaient abondamment sur le visage de la jeune femme. Elle ne pouvait plus les écraser avec ses doigts.
Le tuteur appuya sur un bouton. La trappe s’ouvrit brutalement. Carole disparut dans le trou. La corde se tendit avant d’entamer un rapide mouvement de balancier.
La policière soupira en s’adossant au mur. Elle sortit de sa poche un imprimé qu’elle remit au médecin.
« Tenez, il est rempli et signé. Vous pourrez compléter votre partie du constat d’assistance au suicide réalisée jusqu’à son terme dans les formes légales. »
Le médecin prit sans hâte le document avant de déclarer d’une voix douce : « il va d’abord falloir la remonter et vérifier que le décès a bien eu lieu. La méthode chimique, c’est tout de même mieux… »
Le tuteur regardait dans le trou. Il portait une main devant son visage.
Il fut à peine audible quand il marmonna :
« Foutu métier. Une si jeune et jolie femme… »
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