L’autre jour, j’ai pris la machine à voyager dans le temps de mon ami Herbert-George Wells pour aller rencontrer Victor Hugo, homme que j’admire beaucoup. Et je lui ai raconté qu’il m’était arrivé plusieurs fois d’aller de Paris à Marseille (et retour) en trois heures. Mais Victor Hugo m’a dit que c’était absolument impossible. En effet, un cheval n’est capable d’aller, au maximum, qu’à 88 km/h et cela très peu de temps. Pour aller de Paris à Marseille à toute vitesse, il faudrait donc multiplier les postes de changements de chevaux. « Et même si vous mettiez 50 chevaux à votre carrosse, vous n’iriez pas plus vite » a-t-il ajouté. [Note : il m’a été fait la remarque que Victor Hugo était un mauvais exemple car il est mort bien après la mise en service du train Paris-Lyon-Marseille. On dira donc que c’est une licence poétique.]
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Troublé, j’ai bien dû admettre qu’il avait raison. J’ai donc repris la machine à voyager dans le temps dans l’idée d’aller vérifier mon expérience de voyage entre Paris et Marseille. Sur le chemin, suite à une petite panne, j’ai fait une halte et je suis allé rencontrer le jeune Henry Ford. Celui-ci m’a déclaré : « mes clients me réclament des chevaux qui vont plus vite, mangent moins de foin et n’ont pas besoin d’être changés trop souvent. Mais je pense qu’il y a mieux à faire. » Je lui ai souhaité bonne chance pour trouver et, ayant réparé mon véhicule, je suis rentré au XXIème siècle.
Vous aurez compris que ni Victor Hugo ni le jeune Henry Ford n’avaient connaissance de la possibilité de créer des véhicules automobiles, des trains rapides, des avions, etc. Dans le monde des transports, chacun de ces véhicules a constitué une innovation de rupture. Les innovations de rupture sont rares, très rares même. Et une autre de leurs caractéristiques est d’être imprévisibles et, lorsqu’elles surgissent, d’être incroyables, au sens premier du mot. Leur adoption est donc lente car personne ne croit dans le potentiel de cette innovation.
A l’inverse, une innovation incrémentale n’est qu’une amélioration de l’existant. C’est nettement plus fréquent voire quotidien. Même majeure, une innovation incrémentale ne soulève pas le même scepticisme parce qu’on est en terrain connu. Le doute va donc éventuellement concerner la faisabilité ou la fiabilité. Quelques tests suffiront à lever les doutes.
Le fusil n’est pas une amélioration de l’épée. Un forgeron habitué à fabriquer des épées serait incapable de fabriquer un fusil. S’il découvre que le fusil existe, il ne va pas y croire et, s’il commence à envisager le potentiel du fusil, il va tout faire pour éviter que cette innovation ne se répande. Quant au soldat, il ne va pas envisager tout le potentiel du fusil et préférer s’en servir avec une baïonnette dans un premier temps. Mais une fois le fusil répandu, passer à la kalachnikov va se faire beaucoup plus naturellement.
L’histoire des innovations de rupture est riche en anecdotes déprimantes. Car l’innovation de rupture constitue une rupture. Sa caractéristique essentielle est de rompre le paradigme de départ, les hypothèses communes. Par exemple : on ne peut se déplacer qu’en utilisant un carrosse tiré par des chevaux.
Le bon peuple ne comprend pas les innovations de rupture et ne les envisage pas. C’est la raison pour laquelle une étude de marché sera sans aucune utilité dans la majorité des cas d’innovations de rupture. Un exemple célèbre est celui du téléphone mobile. Toutes les études étaient unanimes : personne n’en achèterait, en dehors des policiers, des militaires et de quelques médecins de campagne. En effet, à quoi bon avoir à se promener avec un téléphone alors qu’il y a des cabines téléphoniques partout ? Sauf qu’il ne s’agit pas d’appeler mais d’être appelé à tout moment, de rendre la connexion inter-individuelle à distance permanente. Même en expliquant cela, le bon peuple va vous regarder bizarrement : mais à quoi bon ? Heureusement pour nous, Motorola a passé outre ses propres études de marché…
Beaucoup d’innovations qualifiées de « ruptures » ne sont pas des innovations de rupture. Le cas emblématique du phénomène est Uber. Quelle est l’activité d’Uber ? Etre une centrale de relations entre des clients souhaitant aller d’un point A à un point B et des chauffeurs indépendants pouvant assurer le service. Moi, j’appelle ça une centrale de taxis. Uber a simplement joué sur des trous dans les lois pour éviter d’avoir à payer des licences de taxi ou respecter la réglementation associée à la profession. Et il a ajouté comme canal de relations clients une application mobile. C’est une innovation incrémentale, assez mineure du reste, pas une innovation de rupture.
De la même façon, SpaceX est considéré comme une rupture pour le voyage spatial. Elon Musk aime se voir en démiurge, en divin créateur. Mais il ne fait qu’améliorer l’existant, sans aucune réelle rupture. Il a modernisé le virement (Paypal), les voitures électriques (Tesla) et les fusées (SpaceX). Cela fait certes de lui un entrepreneur innovant mais pas un créateur d’innovations de rupture. Steve Jobs n’a, lui, pratiquement réalisé aucune innovation. Il n’a pas inventé le micro-ordinateur (l’Olivetti Programma 101 a été commercialisé en 1965, le Micral N breveté en 1973 par le Français François Gernelle), ni l’interface graphique (due à Xerox), ni la souris (inventée en 1963 par Douglas Engelbart du Stanford Research Institute), ni le baladeur musical (dû à Sony et, dans sa version numérique, au Français Archos), ni le téléphone mobile (dû à Motorola), ni la tablette tactile (création de Microsoft), etc. La réputation d’innovateur de rupture tient souvent à un très bon marketing.
A l’inverse, un changement de paradigme est nécessaire dans le monde de l’énergie et commence à poindre le bout de son nez. En effet, toute la distribution d’énergie repose aujourd’hui sur la logique du réseau. A un instant donné, la production d’énergie doit suivre la consommation d’énergie. Si la demande augmente, il faut que l’offre suive. Si la demande baisse, l’offre doit elle aussi baisser. Sinon, le réseau s’écroule et tout s’arrête. Or, avec la majorité des énergies renouvelables, ce mode de fonctionnement est impossible : il est impossible de contrôler ou de prévoir le vent soufflant dans les éoliennes, le soleil ne brille pas en permanence sur les panneaux solaires, etc. L’énergie renouvelable est donc un élément de perturbation dans un réseau électrique et des modes de production classiques sont nécessaires pour équilibrer ce qui est produit de manière aléatoire par les modes durables. Le bilan écologique des énergies renouvelables apparait alors souvent désastreux. Vive le charbon et le nucléaire. C’est ce que de doctes gens, beaux schémas à l’appui, vous démontreront avec de solides arguments. Exactement comme Victor Hugo m’expliquant qu’il était impossible d’aller de Paris à Marseille en trois heures parce que les chevaux ne vont qu’à, au plus, 88 km/h.
Le changement de paradigme, en matière d’énergie, c’est de passer du réseau au stock. L’énergie est produite de façon aléatoire et consommé de façon désynchronisée : il faut donc stocker ce qui est produit en attendant que ce soit consommé. Les mêmes doctes gens, avec de beaux schémas, vont venir vous expliquer que stocker la production d’électricité nécessaire à une ville est impossible ou horriblement coûteux. Victor Hugo ne les contredirait pas. Et moi non plus. Ces doctes gens continuent d’utiliser un paradigme ancien : celui du réseau. Ils ajoutent simplement un « cache », c’est à dire un stock temporaire centralisé. Ils cumulent dès lors les défauts du stockage et ceux du réseau. Ca n’a aucun sens.
Or le réseau d’énergie a d’innombrables inconvénients qui ont des conséquences désastreuses. D’abord, il faut assurer la synchronicité production-consommation, je l’ai déjà dit. Puis il faut transporter l’énergie de façon continue. Or l’effet Ohm est un piège mortel. Impossible de transporter du courant continu basse tension sur de longues distances. Or c’est ce courant continu basse tension qui est réellement utile dans la majorité des cas. Il en résulte une cascade de transformateurs, avec des pertes considérables.
La logique du stock est toute autre. Chaque domicile possède un stock d’énergie, idéalement produite sur place (par une éolienne par exemple). Si l’énergie ne peut pas être produite sur place, elle est livrée de manière ponctuelle (par exemple des bouteilles d’hydrogène). Donc il n’y a plus le problème de synchronicité entre production et consommation. Le stockage est technologiquement raisonnable. Et on peut se contenter de produire, stocker et distribuer sur un réseau domestique (ou au pire d’immeuble) du courant continu basse tension. Les modes de stockage sont innombrables mais, à mon avis, le plus prometteur est la pile à combustible fonctionnant à l’hydrogène. Produire en mer de l’hydrogène à partir de l’eau salée et d’éoliennes est facile. Le transporter également.
C’est pourquoi, dans mon roman Pendant que le monde s’écroule, la transition écologique est envisagée sous la forme de la Révolution Hydrogène. Bien entendu, comme il s’agit d’une innovation de rupture remettant en cause tous les paradigmes, personne n’y croit. Supprimer les réseaux, c’est remettre en cause toute l’économie de l’énergie, tous les modèles des grands groupes énergétiques, tous les savoirs-faire des experts en énergie. C’est une rupture. Comme lorsque les forgerons qui n’avaient plus d’épées à produire n’ont plus eu non plus de fers à chevaux à fabriquer parce qu’un crétin avait inventé l’automobile après qu’un autre ait inventé le fusil. Pauvres forgerons.
Si l’on dit que l’imagination des auteurs de science-fiction est une source pour l’innovation de rupture, c’est en fait assez rare. Pas plus que le commun des mortels, les auteurs de science-fiction ne voient arriver les vraies ruptures. Aller dans l’espace, ce n’est qu’une évolution du vol aérien. L’imaginer, dès le XIXème siècle, était donc possible. Les manipulations génétiques du Meilleur des Mondes ne sont, en fait, qu’une poursuite de l’eugénisme et des sélections artificielles d’espèces pratiquées depuis l’origine de l’agriculture. Mais aucun auteur de science-fiction n’a imaginé, par exemple, Internet. Ni même de réelles manipulations génétiques.
Dans mon roman épistolaire Les Lettres de l’Espace, on pourrait dire que les fusées qui s’élèvent dans la haute atmosphère avec des ballons gonflés à l’hydrogène avant de déclencher leurs moteurs constituent bien une innovation de rupture. Malheureusement, il ne s’agit que de l’assemblage de ballons stratosphériques et de fusées selon un mode opératoire dont des ingénieurs ont eu l’idée il y a des années.
Alors, Emenu, que j’ai créé dans mon roman Carcer et utilisé dans Apotheosis et Pendant que le monde s’écroule, c’est bien une innovation de rupture ! Même pas. Internet existe, les réseaux pair-à-pair existent, les GED existent, les moteurs de recherche existent… Ce n’est qu’un assemblage. Bref, une innovation incrémentale. Importante et créant une rupture économique, certes, mais pas une innovation de rupture.
L’innovation de rupture, vous ne la verrez pas arriver. Et quand elle sera là, vous n’y croirez pas. Parce qu’elle remet en cause vos croyances, vos paradigmes. Vous l’analyserez avec vos pré-supposés, dans le cadre de vos paradigmes anciens, et vous échouerez. Parce que les paradigmes changent avec l’innovation de rupture.
Mais rassurez-vous : c’est très rare. Et quand un vendeur vient vous parler de changement de paradigme ou de rupture, vous pouvez raisonnablement vous moquer de lui. La probabilité qu’il vous parle d’une réelle innovation de rupture est très faible.