Nouvelle issue du recueil Les Autres.
La situation du vaisseau devenait dramatique. Le système de communication lui-même était mort. Plus personne ne savait où l’engin allait s’échouer. La probabilité de s’écraser sur un astéroïde ou une planète était très élevée, presque autant que d’autres probabilités : pénétrer dans une étoile, se perdre à jamais dans le noir infini de l’espace en quittant le plan galactique, exploser…
Personne ne pourrait savoir où le vaisseau finirait. Personne ne pourrait le retrouver. Personne ne pourrait secourir ses passagers.
Le commandant baissa ses petites oreilles pointues. Elles vinrent s’enfouir dans l’épaisseur de sa crinière blonde et y disparurent totalement. Son museau aplati tremblait, signe de sa grande émotion. Les dents pointues restèrent dissimulées dans les gencives, derrière les babines.
Sur le pont, les membres de l’équipe de pilotage regardaient l’effondrement de leur commandant. Ils savaient qu’ils allaient tous mourir. Et, désormais, ils savaient que leur chef savait.
Cheeza pénétra soudain sur le pont. Elle s’approcha du commandant et posa vigoureusement ses deux pattes avant sur les épaules où, jadis, elle aimait reposer sa petite tête couleur de crème légère au café. Ses doigts fins massèrent les puissants muscles contractés du mâle.
« Que veux-tu ? » lâcha le commandant avec un ton qui associait la lassitude et l’énervement.
« Te rassurer, mon cher. Nous ne sommes pas encore morts. Et les mille colons qui nous accompagnent non plus. »
« C’est vrai. Il nous faut encore attendre un peu. Passivement. »
« Qui t’as dit qu’il fallait être passif ? Nous pouvons tenter de rejoindre une planète habitable et nous y poser. »
« Si cela marche, malgré la faible probabilité de la chose, nous mourrons alors encore plus lentement : faim, soif… Et je me ferais alors une joie de te manger en tout premier lieu. »
« Tu pourrais essayer, en effet… »
Les écailles tranchantes jaillirent de l’arrière des bras de la jeune femelle. Elle était réputée pour son habileté au corps-à-corps. Dans les luttes rituelles de printemps, elle avait saigné à blanc plusieurs adversaires coriaces avant d’en dévorer la chair. Le commandant se dit qu’il faudrait peut-être choisir une cible plus facile, au moins pour commencer.
Cela sembla venir de nulle part. C’était juste dans la patte de Cheeza qu’elle agitait sous la truffe sèche du commandant. C’était une carte mémoire. Le commandant redressa ses grands yeux noirs et observa la patte qui dansait devant son museau.
Lui aussi était rapide. S’il était commandant, c’est qu’il avait conquis son titre près de dix printemps plus tôt et l’avait toujours conservé. La patte du commandant se referma sur le poignet de la femelle, à l’endroit où il n’y avait aucune écaille tranchante se dissimulant sous la fourrure crème. Il n’y avait que le poil doux.
La femelle sourit et lâcha la carte mémoire. De son autre patte, le commandant s’en saisit. Puis il l’introduisit dans le lecteur de sa console. L’écran afficha la trajectoire possible avec le peu de moyens techniques dont ils disposaient encore. Freiner grâce à la gravitation de deux étoiles. Jaillir dans l’espace ordinaire à vitesse hypoluminique dans un système stellaire simple, avec plusieurs planètes géantes gazeuses idéalement placées pour achever une décélération et une réorientation vers une planète rocheuse. Deux planètes pouvaient être habitables. La probabilité de disposer d’une atmosphère était élevée avec une telle position dans ce genre de systèmes.
La mathématicienne avait montré plus d’une fois qu’elle maîtrisait autant la balistique spatiale que l’art de jouer de la gravité dans les combats de printemps. Le commandant sourit. Ses dents commencèrent même à sortir de ses gencives : il avait de nouveau envie de se battre. Et de vivre.
La première planète était froide et morte. Son atmosphère était trop ténue. Dans d’autres circonstances, sa colonisation serait tout de même intéressante : sa couleur rouge montrait un fort taux de fer oxydé dans son sol. Pour plus tard.
La déception n’avait été que de courte durée. La seconde planète examinée, troisième corps majeur orbitant autour de l’étoile unique, était parfaite à presque tous points de vue. On notait juste la présence d’une civilisation industrielle sur place et de quelques objets artificiels en orbite.
Il faudrait sans doute lutter pour se faire une place sur ce monde. Mais les résidents du vaisseau auraient leur chance.
La lutte commença mal. Le vaisseau s’écrasa dans l’un des vastes océans. Le choc fut amorti par l’eau, bien sûr, mais il fallut évacuer en catastrophe et de nuit.
Cheeza et le commandant nageaient côte-à-côte en silence. Il y avait une île. Il fallait la rejoindre. Derrière eux, les centaines de survivants nageaient autant qu’ils pouvaient. Beaucoup se noyèrent.
Entre ceux qui n’avaient pas pu quitter le vaisseau et les noyés de la nuit, moins de la moitié des passagers arriva sur la plage. Le pire était que personne n’avait pu emporter d’équipement. Toute la technologie de leur planète avait coulé avec leur vaisseau.
L’endroit était suffisamment chaud, l’atmosphère riche en oxygène. Et aucun prédateur n’avait surgi durant leur traversée. Au loin, il y avait des lumières et du bruit, dans un assemblage de matériaux qui ne pouvait qu’être artificiel. Sans doute un bâtiment d’habitation.
Après la plage, il y avait une sorte de forêt. Rester là, à découvert sur le sable, pouvait être suicidaire. Il fallait se cacher, au moins jusqu’au matin. Le commandant ordonna à tous les survivants de monter dans les arbres. Quelques créatures volantes furent dérangées et s’enfuirent en piaillant. Personne ne tenta sérieusement d’en attraper une. L’heure n’était pas encore à manger.
Jouk fut désigné pour aller explorer la zone et, notamment, ce qui ressemblait à une demeure. Le jeune mâle ambitieux rêvait encore, deux nuits plus tôt, de la manière dont il pourrait vaincre le commandant. Mais il ne pensait plus à cela. Il avait peur. Il avait faim.
Il utilisa ses quatre pattes pour courir plus vite jusqu’à la demeure sur la plage. On y faisait cuire de la viande sur un feu : il le sentait. Et son appétit fut renforcé. Il eut envie de manger de cette viande.
Doucement, il s’approcha du plancher qui semblait être fait avec des arbres taillés. Il resta dans l’ombre. Jouk regardait les créatures qui déambulaient debout sur leurs pattes postérieures. La plupart portaient des textures colorées couvrant une partie plus ou moins importante de leurs corps. Les créatures venaient régulièrement se servir sur un brasier entretenu dans un objet métallique. L’une des créatures posait la viande et la retournait tandis que les autres venaient juste prendre de la nourriture cuite.
Jouk reniflait. Il mourait d’envie de manger de cette viande cuite qui emplissait l’endroit de sa délicieuse odeur.
Il n’avait pas vu venir une de ces créatures derrière lui. Soudain, elle poussa un grand cri et le saisit de ses mains aux cinq doigts puissants. La créature bipède porta Jouk à bout de bras en pleine lumière. Le guerrier intrépide ne put qu’émettre un petit cri de peur.
« Maman, maman, regarde ce que j’ai trouvé ! Il regardait vers le barbecue ! Comme il est kawaï tout plein, comme mes Pokémons ! »
L’une des créatures -sans doute la « maman »- vint à la rencontre de Jouk.
« Mélanie, je t’ai déjà dit de ne pas attraper les animaux sauvages. Beaucoup sont dangereux. »
Un autre bipède vint regarder Jouk.
« Quel bizarre petit singe. Je n’ai jamais vu ça avant. »
« On dirait plutôt une sorte de petit chat » contesta une autre créature.
Jouk passa de mains en mains. Et il regardait le brasier où cuisait la viande avec force soupirs.
« Il a peut-être faim » dit soudain quelqu’un. On tenta de lui faire goûter un peu de viande crue. Il la mangea sans enthousiasme. Puis on lui présenta un peu de viande cuite. Il l’avala. Bientôt, il fut le centre de l’attention de la soirée et n’eut plus faim.
Le matin, Jouk revint vers les siens. Il avait une sorte de cordelette rose nouée en rosette autour du cou.
« Mais qu’est-ce que c’est que ce morceau de corde noué autour de ton cou ? » lui demanda le commandant.
« J’ai réussi à m’enfuir ce matin mais j’ai dû passer la nuit avec une créature bipède, allongé sur un coussin auprès de sa propre couche. Son espèce est étrange. Ce sont clairement les maîtres de la planète. Ils m’ont nourri sans avoir l’intention de me manger. C’est la créature avec qui j’ai passé la nuit qui m’a noué cela autour du cou. Une marque de propriété, sans doute. »
« Ces créatures t’ont nourri, dis-tu ? »
Un peu plus d’un an plus tard, le commandant s’endormait avec Cheeza, tous deux roulés en boule dans leur cage de l’animalerie. Le couple ne s’était pas laissé capturer avant d’être certain que tous les colons avaient trouvé une famille humaine pour les accueillir.
Le langage humain était facile à comprendre. Le reproduire était une autre affaire : les humains utilisaient des sons que les extra-terrestres ne pouvaient pas prononcer. Et puis, après tout, un animal domestique ne doit pas parler. Un animal domestique doit comprendre les ordres, être gentil, savoir être utile… et être nourri, logé et protégé en retour.
Il y avait eu une véritable mode en faveur de ces étranges petites bêtes. Les biologistes en perdaient leur latin, ignorant à quel phylum évolutionnaire les rattacher.
Cheeza savait être une grande séductrice. Mais elle s’accrochait au commandant avec énergie. Une famille déjà avait voulu l’acheter mais avait renoncé en voyant l’énergie que la mathématicienne mettait à s’accrocher à son amant. Un animal de compagnie exotique, c’est une chose. Mais deux, ce n’est pas pareil. Surtout un couple qui allait se reproduire. La plupart des couples de colons s’étaient déjà reproduits, propageant l’intérêt des familles humaines pour ces curieux petits êtres.
L’animalerie était plongée dans l’obscurité. Elle était fermée depuis une bonne heure. Tout d’un coup, une angoisse saisit en même temps Cheeza et le commandant. Quelqu’un leur parlait par télépathie.
« Enfin, nous avons trouvé les chefs. »
Les deux extra-terrestres se levèrent et regardèrent autour d’eux. Il restait quelques appareils électriques allumés et ils diffusaient suffisamment de lumière pour que des ombres puissent être distinguées.
Dans la cage à côté, deux jeunes chats s’approchèrent des barreaux. L’un introduisit une griffe dans le mécanisme fermant la porte et le fit fonctionner. Deux secondes plus tard, les deux chats étaient montés sur la cage de Cheeza et du commandant et ouvraient leur propre cage avant de s’y introduire.
« Qui êtes vous ? » hurla Cheeza par réflexe.
Les deux chats s’entre-regardèrent. L’un des deux répondit.
« Inutile de crier. Nous ne comprenons pas votre langage articulé. Nous avons cependant réussi à nous caler sur vos fréquences de pensées. Si vous voulez communiquer, pensez, cela suffira. A vous de répondre, d’abord. Combien êtes-vous ? »
« Nous n’avons pas à répondre à vos questions » dit le commandant, communiquant ainsi autant avec les deux chats qu’avec sa compagne.
Quatre chats étaient montés sur la cage, provenant d’autres endroits de l’animalerie. D’autres félins étaient en train d’arriver. Bientôt, la cage serait submergée.
« Combien êtes-vous ? D’où venez-vous ? » répéta le premier chat.
« Et vous-mêmes, qui êtes vous ? » demanda en retour le commandant.
« Nous sommes des chats ! » répondit le deuxième chat.
Des griffes s’enfoncèrent dans la fourrure dorsale de Cheeza. Son sang marron jaillit et la jeune femelle s’effondra sur le plancher de la cage. Un chat s’était hissé sur le côté de la cage et l’avait attaquée par derrière.
Les écailles coupantes jaillirent des bras et des jambes des extra-terrestres. Le couple se jeta sur les deux chats présents dans leur cage. Ces deux chats furent mis en pièce en quelques instants. Mais d’autres chats entraient dans la cage au fur et à mesure. Le commandant et sa compagne furent sortis de la cage, jetés sur le sol, encerclés et gardés sous le menace d’innombrables griffes.
Un autre chat vint communiquer avec eux par télépathie.
« Nous savons que vous venez d’une autre planète. Comme nous jadis, il y a près de cinq mille des années de cette planète. Nous avons perdu notre technologie avec la mort de nos ingénieurs dans notre naufrage. Mais nous avançons progressivement sur le chemin de la conquête de cette planète. Nous avons mis les humains à notre service. Nous ne voulons pas de concurrents. Pour la dernière fois, d’où venez-vous ? »
Cheeza, blessée, répondit : « De la planète Waïka. Nous aussi sommes des naufragés. »
« Visiblement, vous n’avez pas plus de technologie que nous. Votre vaisseau a donc bien été détruit, comme les autres interrogés nous l’ont dit. »
Quelques chats furent tués mais, bien avant le matin, les cadavres de Cheeza et du commandant furent remis dans leur cage. Les chats morts furent transportés ailleurs et tout fut nettoyé. Pour le propriétaire de l’animalerie, les deux créatures mortes s’étaient entretuées durant la nuit.
Dans le monde entier, le signal fut transmis de tête de chat à tête de chat, par télépathie. Les chats commencèrent à attaquer les familles extra-terrestres, massacrant tous les individus qu’ils pouvaient. Les humains ne mirent que quelques jours à séparer les chats et leurs nouvelles mascottes. Mais il restait des occasions d’affrontements.
C’est ainsi que la guerre commença.