Nouvelle issue du recueil Nous sommes des dieux.
Lucifer portait toujours une torche allumée pour visiter son domaine. Son nom, du moins l’un de ses noms, ne signifiait-il pas, en effet, « porteur de lumière » ? Il préférait celui-là à Belzébuth, le seigneur des mouches. Devoir régulièrement utiliser sa queue pour chasser ces compagnes énervantes l’insupportait. Quant à Satan, il lui rappelait trop les cultes satanistes que quelques médiocres imbéciles lui rendaient. Son Ignominie, Seigneur des Tréfonds, vomissait ces crétins qui ne comprenaient rien. Il était malade à l’idée même d’avoir un jour à les dévorer dans son domaine infernal.
D’une manière générale, Lucifer aimait malgré tout l’imagination de ceux qui cherchaient à le nommer sans donner un « vrai nom » qui n’était pas plus vrai que les autres. Comme un sémiologue italien l’avait remarqué, il n’est pas nécessaire de connaître le nom de la rose pour savoir qu’elle est une rose. C’était autant vrai pour Lucifer-Satan-Belzébuth-Etc. Que pour les roses, même si le Diable ne sentait pas vraiment la rose.
Bref, Lucifer portait donc une torche allumée et visitait son domaine de fonds en combles. Là encore, il s’agit d’une expression peu appropriée car l’Enfer est, par définition, en totalité dans les Tréfonds, même si ce terme est assez peu géographique.
Il devait vérifier le bon achèvement des travaux qu’Il avait commandés. La population terrestre avait atteint des sommets. Certains prétendaient qu’il y avait plus de vivants que la totalité des morts depuis les origines de l’âme. Lucifer ne disposait pas de statistiques précises sur le sujet et était bien incapable de dénombrer la totalité des morts. A l’occasion, il poserait la question au Greffier du Tribunal Céleste, un certain Simon-Pierre.
Celui-ci était en fonction depuis plus de deux millénaires et restait très attaché à sa routine. Il conservait ainsi son trousseau de clés au lieu de recourir à une carte RFID unique pouvant servir de passe dans chaque serrure : celle du cadenas fermant le Livre de Vie, celle de la Voie du Paradis, celle de la Trappe donnant sur l’Enfer et enfin celle du champ glacé du Purgatoire. Il disposait de plus de clés que cela et Satan le soupçonnait de posséder un discret placard où il enfermait quelques boissons alcooliques et des portraits de Marie-Madeleine.
Peut-être, à l’occasion, Lucifer tenterait-il le Greffier avec les photographies dénudées de la soeur de Judas. Elle n’était pas mal, même si elle n’était pas très douée en affaires : elle n’avait pas récupéré quarante deniers en revendant le champ où s’était pendu son frère.
Belzébuth ne s’intéressait que moyennement au chiffre exact des morts mais tout prétexte était bon pour tenter un presque fidèle employé de son Rival.
Lucifer ne savait en fait que la seule chose importante pour ses affaires : la fin du monde était imminente. Le nombre d’âmes damnées allait donc prodigieusement s’accroître en quelques instants. Sa part de marché promettait même d’être assez énorme.
En effet, bien peu des humains se préoccupaient encore de leur prochain ou s’attachaient à aimer le Rival. Ils enfreignaient ainsi les deux commandements de base de toutes les religions. Quant à ceux qui déclaraient aimer le Rival, ils commettaient de plus en plus souvent tant de crimes en Son Nom que l’Enfer leur était promis, et sans vierge pour les accompagner. Par contre, des démons leur présentaient rapidement les Sept Verges qui serviraient à les frapper durant toute l’éternité.
Le programme des supplices avait été réduit ces derniers temps, faute de personnel. Une part importante des effectifs était en effet affectée aux travaux d’agrandissements. La grogne s’était emparée des démons. Ils n’appréciaient guère de devoir réduire la part plaisante de leur activité. Ceux en charge des travaux étaient bien sûr les plus mécontents : ils devaient confier leurs précieux damnés à des collègues. Des damnés à eux ! Vous imaginez !
Pour les dédommager, Satan leur avait promis de recevoir en priorité les industriels pollueurs, les décérébreurs télévisuels et même, pour les plus chanceux, les derniers tyrans sanguinaires. Les travaux avaient alors avancé beaucoup plus vite tant les démons salivaient à cette perspective.
Arpentant son domaine, Lucifer constata que tout était prêt. Les démons avaient progressivement retrouvé leurs tâches habituelles. La plupart retrouvaient sans difficulté leurs damnés mais certains tentaient d’être plus malins. Il avait fallu que Lucifer remette de l’ordre suite à certaines bagarres. Discrètement, certains démons avaient tenté de se débarrasser de damnés de bas étages (persifleurs, paparazzis, etc.) et de récupérer dans le stock de leur suppléant des criminels endurcis, des violeurs pervers pédophiles et même un terroriste ayant commis un attentat suicide à la pudeur sur une mineure de moins de quinze ans.
Il faut préciser que la mineure en question était réputée pour sa dangerosité et qu’elle était attendue avec impatience en Enfer après avoir assassiné, outre le terroriste, plusieurs de ses camarades de classe en faisant accuser l’un de ses professeurs, ses deux parents en laissant déclarer coupable son voisin, et avoir sauvé des chatons en transmettant à tout son carnet d’adresses un courriel de détresse envoyé par une vieille dame qui n’avait plus assez d’argent pour les nourrir et s’appétait donc à les tuer.
Bien plus haut, selon les conventions habituelles, le Seigneur de Toute Chose recevait le Séraphin Général, Maréchal Céleste. L’ange de haut grade se prosterna comme il convient devant le Trône.
Mais sa foi fut quelque peu ébranlée en apprenant que la totalité de ses troupes était invitée à partir en congés durant le sabbat du solstice d’hiver 2012, du vendredi 21 décembre au soir au dimanche 23 le matin.
« Mais, ô Puissant Seigneur, si mes troupes sont toutes en congés, les forces infernales vont en profiter pour déferler sur la Terre ! »
« Ange de peu de Foi… » lui répondit avec bonté le Tout Puissant.
Aussitôt, l’ange eut honte de ses doutes et s’en remit entièrement entre les Mains du Seigneur. Malgré tout, il ressentit une certaine inquiétude en entendant son Maître lui recommander : « Il faut que chaque ange se repose avec la plus grande application. Une surcharge importante de travail pourrait nous échoir à leur retour. »
Le sourire du Patron emplit l’ange de félicité mais sans malgré tout repousser tout à fait l’inquiétude qui rongeait le coeur du séraphin.
Aux Etats-Unis, le plateau de cette grande chaîne de télévision nationale était en effervescence. Tous les invités avaient été installés, le direct n’allait pas tarder à débuter. Déjà, les chiffres d’audience atteignaient des sommets car personne ne voulait rater l’émission. De nombreuses personnes commençaient donc à regarder la chaîne un peu en avance pour être bien certaines de ne rien rater d’important. Les écrans publicitaires s’enchaînaient donc, les spots étant juste interrompus d’annonces tonitruantes de l’émission à venir.
Presque toutes les vedettes de la chaîne étaient présentes dans le public. La plupart interviendrait à un moment ou à un autre, au pire pour tenir le micro à un quidam ayant une question à poser. Certains journalistes boudaient ostensiblement et s’étaient refusés à participer à ce qu’ils jugeaient être une mascarade.
Le plateau était entièrement composé de spécialistes de la fin du monde annoncée pour le solstice, quelques semaines plus tard. Déjà, le désastre semblait s’inviter en avance : guerres, faillites de grandes entreprises, mouvements sociaux, catastrophes écologiques… Tout convergeait.
Un pasteur télévangéliste affirma que la date du solstice apparaissait de manière codée dans l’Apocalypse. Comme de mauvaises langues lui avaient rappelé qu’il s’agissait d’au moins la troisième fin du monde qu’il annonçait, le pasteur mettait tout son patrimoine en garantie. Si la fin du monde n’arrivait pas à l’heure dite, il s’engageait à vendre sa chaîne de télévision, ses villas et ses voitures pour se retirer parmi les sans domiciles fixes new-yorkais tandis que toutes ses richesses serviraient aux plus démunis.
Le spécialiste des Mayas qui annonçait la fin apocalyptique d’un cycle fut contraint à un engagement semblable pour ne pas perdre la face. Il préféra annoncer sa retraite au fin fond de la jungle du Guatemala.
Un économiste libéral fut obligé de promettre de défendre le Marxisme le plus absolu et le plus orthodoxe si l’intervention annoncée de l’Etat pour réguler la dernière crise économique n’aboutissait pas à la fin du monde.
Et ainsi de suite pour chaque invité.
Lucifer regardait le soleil atteindre la position astronomique idéale pour que ses hordes infernales débarquent en masse sur Terre. Les troupes du Rival étaient parties en congé. La voie était libre.
Il se retourna vers ses démons pour leur donner l’ordre d’attaque mais il se trouva face à des panneaux et des banderoles. « Non aux cadences infernales », « Nous voulons une augmentation de la température », « Pour des damnés de meilleure qualité », etc.
« Ah non, vous n’allez pas… » s’étrangla le Maître des Tréfonds.
« La grève est d’autant plus porteuse qu’elle a lieu dans un moment où le patronat doit saisir absolument une opportunité » répondit un délégué démon.
Mais Satan ne pouvait décemment pas céder au chantage. C’était lui le Démon, le Diable, Belzébuth, Satan, Lucifer et ainsi de suite. C’est lui qui rédigeait les chantages, pas qui les subissait.
Mais les démons semblaient très décidés à ne rien céder à leur employeur. La grève serait dure.
Alors Satan regarda le soleil passer. Et les troupes angéliques rentrer de congés.
Note : le lecteur curieux pourra aussi se reporter à « Attention : chute d’anges », du même auteur, pour connaître une autre raison de la remise constante de la date de fin du monde.