Nouvelle issue du recueil Nous sommes des dieux.
L’épée trancha la tête sans être ralentie tant la force qui l’animait était grande. Son porteur poussa un cri de triomphe tandis que sa victime se vidait de son sang, déjà morte. L’humain n’avait eu aucune chance. Il était seul dans la lande glacée quand il avait rencontré ce qu’il cherchait. Il était le dernier de sa troupe. Les autres avaient été exterminés les uns après les autres.
Il aurait dû rebrousser chemin. Cette expédition était stupide. Il n’aurait pas dû même la tenter. Revenir vivant aurait constitué un miracle. Surtout en cas de succès. Et l’expédition avait découvert ceux qu’elle cherchait.
Le néphilim abattît sa lourde patte velue sur l’épée de son adversaire. Il s’en saisit par la lame sans précaution et il la jeta dans sa besace. Puis il prit la tête tranchée, tressa un lien avec les longs cheveux et l’accrocha à sa ceinture, à côté des cinq autres.
De retour chez lui, le néphilim ferait comme d’habitude : chaque tête serait plantée sur un pic, sur son présentoir. La chair se décomposerait progressivement. Au bout de quelques mois, il ne resterait que l’os. Les mouches et les vers sont des nettoyeurs très efficaces. Quant à la puanteur repoussante pour des narines humaines, elle était appréciée des néphilims.
Le cadavre fut, lui, chargé sur le dos de la créature dès que le sang cessa de couler. Pour finir de le vider, le néphilim s’en était emparé par une cheville et l’avait soulevé. Quelques minutes avaient suffi. La chair, consacrée à son Père et Maître, serait désormais consommable. Un bon repas n’était pas de refus. C’était même la raison pour laquelle l’expédition n’avait pas été exterminée en un seul jour. La viande se conserve mieux quand elle marche.
Un spectateur du carnage entoura de son affection l’âme traumatisée, libérée dans des circonstances tragiques. L’humain regardait son corps coupée en deux, encore effrayé par la créature monstrueuse qui l’avait tué. Il fut surpris par la douce chaleur qui l’entoura soudain.
L’humain comprit alors combien il payait par sa douleur son péché d’orgueil. Vouloir trouver les néphilims réfugiés dans ces terres glacées avait été une folie. Il fut saisi de remords. Il avait causé non seulement sa propre mort mais aussi celle de ses compagnons. Mais les âmes de ses compagnons vinrent le réconforter à leur tour.
Pardonnaient-ils à leur meneur ? Le pardon restait un mot trop humain. Le nouveau mort fut accueilli par les anciens. En plein amour, en pleine communion.
L’archange s’éloigna, laissant les âmes rassemblées quitter pour de bon ce monde. Les guides s’occupèrent des humains : c’est leur travail. Ces anges du bas de la hiérarchie céleste faillirent être perturbés : ils rencontraient rarement un séraphin du Premier Cercle. L’archange leur sourit, pour autant que ce mot ait un sens chez des créatures sans visage de chair. Puis il les laissa s’occuper des humains : il avait à faire.
Le néphilim s’éloignait du lieu du carnage. Il courait dans la neige. Mais, au bout de quelques minutes, il s’arrêta soudain. Il ressentait une gêne. Quelqu’un ou quelque chose l’observait. Il le sentait.
Il brandit son épée en tenant le pommeau à deux mains. Il poussa un hurlement de rage et de défi. Il savait qu’il n’était pas seul mais ses yeux trop humains ne voyaient rien.
L’archange s’amusait de la détresse de la créature. Il restait encore assez de divinité dans le néphilim pour qu’il puisse ressentir des présences comme celle d’un ange. Mais pas assez pour voir réellement.
Le néphilim reprit sa course après avoir poussé plusieurs hurlements. Les loups eux-mêmes fuyaient la zone en entendant ce cri.
Le néphilim arriva enfin dans une caverne profonde et biscornue. C’est là qu’il vivait. Son épouse et son fils l’accueillirent avec joie. Ils voyaient la bonne viande que leur père leur ramenait. De l’humain, c’est tendre et goûteux.
Après le repas, le néphilim laissa là sa famille. Il installa les têtes tranchées sur le présentoir. Puis il emporta son épée et s’éloigna de la grotte, commençant une patrouille en spirale autour de son logis. Il s’éloignait de plus en plus de sa femme et de son fils.
La présence était toujours là. Il le savait.
L’archange se décida alors à lui parler directement.
« C’est moi que tu cherches, Grün ? »
Les paroles n’avaient pas été prononcée. Aucun bruit n’avait perturbé la toundra. Mais le néphilim avait entendu son étrange visiteur s’adresser à lui.
Le néphilim entra dans une véritable panique. Il cessa d’avancer. Il brandit son épée de tous côtés avec un complet affolement. Enfin, il laissa échapper son arme et tomba à genoux, posant ses mains sur ses oreilles.
« Je suis là, Grün. Je suis là pour toi. »
« Qu’es-tu, chose infâme ? »
« Je suis un archange du Seigneur. Et toi, qui es-tu ? »
« Je suis Grün, un néphilim fils de la princesse Lilith et du Prince des Ténèbres. Par mon sang, je suis Serviteur des Ténèbres. Inutile de me tourmenter. »
« Je ne viens pas te tourmenter. Mais te convertir à la Vraie Foi. »
Le néphilim évacua son tourment dans un vaste éclat de rire.
« Oui, tu es un néphilim. Mais tu nourris et aime ta famille tout comme n’importe quelle autre créature de cette Terre. »
« Je massacre des humains, les fils de la lumière. »
« Les humains sont des pêcheurs, tout comme toi. Ils peuvent être pardonnés et aimés, tout comme toi. »
Une autre présence fut soudain aux côtés du néphilim. L’archange l’aperçut en même temps que ce dernier. Grün se prosterna sur le sol. Il avait reconnu son père et maître.
« Eh bien, Philomène, tu tourmentes mes fils encore une fois ? »
« Je te salue, Lucifer. »
« Ne m’appelle pas ainsi. Je suis Satan. Je suis Belzébuth. Je suis Méphistophélès. J’ai mille noms. Est-ce que cela ne suffit pas ? »
L’archange sourit au diable et confirma ses dires.
« Pour moi, tu seras toujours Lucifer, le Porteur de Lumière. Comme au Premier Jour. Celui que Dieu choisit pour porter la lumière et la séparer des ténèbres. »
« Ta nostalgie te perdra, Philomène. Et alors, mon ancien adjoint, tu me suivras enfin dans les ténèbres. Vieux fou. »
« Tu vois ? Tu m’appelles comme Gabriel et Michel. Eux aussi m’appellent le Fou. L’archange fou. Cela sonne bien. J’aime bien ce nom. »
« Parce que depuis mon départ, tu ne rêves que de me faire revenir. Gabriel prêche contre moi partout dans le monde. C’est son rôle. Les légions de Michel pourchassent mes démons dans tous les recoins de l’univers. C’est la règle. Mais toi… »
« Moi, je t’aime comme au premier jour. Car il n’est nulle obscurité où l’on ne peut amener de la lumière. »
Lucifer rit. Puis il se tourna vers son fils.
« Grün, prends cette épée. Retourne chez toi et offre moi en sacrifice ta femme et ton fils. »
Grün tressaillit. Mais il se saisit de son épée, se leva et s’en retourna chez lui.
Le roi des démons retint avec lui Philomène.
« Voilà mon obscurité à l’œuvre. Pleureras-tu le sort de cette femelle néphilim et de son enfant ? »
« Non. Je pleurerai le cœur meurtri de leur assassin. »
« Tu es impayable » s’esclaffa Satan.
« Tu suscites un tel amour chez tes sbires que ceux-ci sacrifient ce qu’ils ont de plus précieux pour ta gloire et ton plaisir. Comment peux-tu être insensible ? »
« Tu confonds l’amour et la crainte respectueuse, la soumission la plus totale. »
« Décidément, je n’ai pas choisi un ouvrage facile. »
« Eh non, mon cher ancien adjoint. Il aurait été si simple que tu acceptes de me suivre dans les Tréfonds. Mais il a fallu que tu Lui restes fidèle. Tant pis pour toi. »
Philomène soupira. Il entendit les cris de l’enfant et de la femelle dont les têtes roulaient maintenant sur le sol. Le sang maudit salit des mains maudites.
« Allez, j’ai autre chose à faire. Tu salueras Gabriel et Michel ainsi que ton maître de ma part. »
« Je n’y manquerai pas, Lucifer. »
Philomène fut soudain seul. Il fut saisi par la tristesse de l’échec. Mais ce qui lui donnait sa force était toujours là. Sa tristesse l’avait juste empêché, un court instant, de Le ressentir. Il soupira et se remit à courir le monde pour ramener les démons dans la lumière.