Nouvelle issue du recueil Les Autres.
Châtié par Zeus, Atlas, vaincu, portait la Terre. Mais Zeus ne s’intéressait plus à lui depuis bien longtemps. Il n’était même pas certain que Zeus continuât d’exister. Dès lors, Atlas pourrait bien cesser d’exécuter sa peine tant elle le fatiguait.
Mais il fallut du temps pour que les différents éléments du raisonnement s’assemble dans les replis brumeux de ce qui servait de cervelle au titan. Enfin, un matin, Atlas se gratta le front et vit qu’il pouvait lâcher la Terre. Le geste dût stimuler l’afflux d’énergie dans les titanesques arcanes cérébrales.
Alors le titan lâcha pour de bon la Terre et bondit de joie sur le plancher des étoiles. Sans que le mouvement de la Terre ne soit le moins du monde modifié par cette nouvelle situation cosmique, la planète poursuivit, impassible, sa course sur son orbite. Et elle renversa Atlas qui bondissait devant elle.
Zeus regarda le titan expirer. Retiré des affaires depuis bien des siècles, il goûtait une retraite méritée, s’abreuvant à la Grande Tâche Rouge. Le dieu soupira en haussant les épaules : « quand je disais que ce crétin finirait par se tuer si on ne l’obligeait pas à rester à une place définie… »
John Greyford reposa « Atlas Shrugged », d’Ayn Rand, sur son bureau. Il en caressa la couverture de cuir, celle d’une édition spéciale qui servait de signe de ralliement à un groupe qu’il avait rejoint depuis une petite année. L’ouvrage était devenu un livre de chevet puis un véritable compagnon. Il ne s’en séparait plus. Il en lisait régulièrement des passages.
Il se retourna en faisant pivoter son siège. Il put ainsi à loisir observer le quartier d’affaires au travers de l’immense baie vitrée, en verre anti-balles et anti-chûtes. Le bureau de John Greyford était en effet situé au sommet de la Tour Greyford. L’empire industriel des Greyford s’était étendu au fil des années et les sièges sociaux des sociétés de son groupe peinaient à se trouver une place dans le gratte-ciel. Parfois, il fallait fusionner deux ou trois entités pour réduire d’autant les bureaux nécessaires pour placer le haut état major de chaque filiale.
L’horizon était couvert de tours semblables à la Tour Greyford. Au sommet de chacune, un bureau similaire à celui de John Greyford permettait à un homme ressemblant à John Greyford d’admirer un paysage à peu près identique à celui qu’observait John Greyford. Et la plupart de ces pseudo-John Greyford disposait du même livre de chevet que l’authentique John Greyford.
La secrétaire frappa à la porte. John Greyford la fit entrer.
« Monsieur, Karen Young s’inquiète de savoir ce que vous avez décidé au sujet de… »
« J’étudie son dossier. Dites lui qu’elle cesse de m’importuner. Elle recevra ma réponse en temps et heure. »
La secrétaire se retira. John Greyford se demanda comment virer cette Karen Young sans qu’elle soit embauchée par un concurrent. Cette noire était une collaboratrice du groupe depuis dix ans. Elle avait été repérée par un sous-fifre quelconque et promue progressivement. Ses dossiers étaient en général plutôt bons.
Mais elle voulait entrer dans le cénacle des vice-présidents. Comme si elle en était digne. Et elle commençait à être bien fatigante à vouloir ainsi qu’on étudie sans délai ses dossiers. Déjà, elle s’était battue pour que le groupe ne licencie pas cette juive homosexuelle qui n’aurait jamais dû être embauchée. Bien entendue, elle n’avait pas eu gain de cause.
Sa dernière lubie était de vouloir établir des droits sociaux dans les filiales du sud-est asiatique avant que des résolutions internationales n’obligent à accorder davantage. Pas de doute : cette noire était une socialo-communiste. A éliminer.
John Greyford se demanda soudain quel était le sujet du rapport de Karen Young. Il se gratta le front. Un afflux d’énergie parvint à irriguer les lobes embrumés du cerveau du grand patron. Non, cela ne concernait pas cette histoire de droits sociaux.
Enfin, il se décida, en soupirant, à ouvrir un tiroir de son bureau et à en extraire le document qui y trainait depuis un bon mois. John Greyford avait d’autres choses à faire, tout de même. Il suivait les performances au golf de ses héros ou de ses rivaux, il participait lui-même à des tournois, il lisait « Atlas Shrugged »…
Le dossier de Karen Young concernait le travail d’un quelconque ingénieur au fin fond d’un laboratoire perdu dans une région isolée d’Europe, du côté d’une ville peu connue et dont le nom, Paris, disait vaguement quelque chose à John Greyford.
Seul un grand patron comme John Greyford pouvait saisir la grande opportunité constituée par ce travail discret. Il y avait en effet une source quasiment certaine de grands profits si l’on déposait rapidement quelques brevets.
D’un autre côté, il était peu pertinent de donner aussitôt une réponse à cette Karen Young. La marque d’un grand patron est aussi de savoir se faire respecter. Depuis bientôt dix ans, le groupe qui stagnait avait connu un réel rétablissement, un dynamisme renouvelé.
John Greyford était fatigué de devoir prendre des décisions stratégiques pour faire avancer son groupe et son pays. Il était las de sans cesse payer des impôts pour assurer des prestations sociales et des équipements collectifs. Il était temps de mettre à exécution le projet de son groupe d’amis. Laisser s’effondrer les socialo-communistes en les privant des talents qui soutenaient le monde. Voilà quel était le projet. Etre égoïste, enfin.
Cinq jours plus tard, Karen Young se rendit à la Tour Greyford. Les couloirs bruissaient de discussions dont la rumeur commençait à se propager dans tout le groupe. Tous les vice-présidents avaient disparu. Et John Greyford lui-même s’était volatilisé.
La femme monta au niveau de la direction générale. La secrétaire était en pleurs. Elle ne savait plus quoi répondre à ceux qui demandaient à ce qu’on examine tel dossier ou que telle décision soit prise. Et les petits actionnaires minoritaires commençaient à s’inquiéter. Karen Young avait acheté elle-même quelques actions du groupe avec ce qui lui restait après avoir payé son loyer et son échéance de crédit pour rembourser ses études. Plus d’une fois, elle avait maudit le sort qui ne l’avait pas faite héritière, comme ce John Greyford qu’elle méprisait de plus en plus.
Et le cours en bourse du groupe s’effondrait depuis que la disparition des vice-présidents et du patron de Greyford était connue. Karen Young était en train de perdre ses économies. D’un autre côté, les volumes de transaction en bourse s’étaient eux aussi effondrés. Les traders opérant pour les grands groupes financiers avaient tous disparu. Et d’ailleurs, on apprit au fil des jours que tous les grands dirigeants des multinationales les plus fameuses avaient eux aussi tous disparu.
On craignit une crise majeure. La bourse fut fermée. Les gens eurent peur. On fit des stocks de sucre et de farine.
Karen Young reçut un appel téléphonique de l’ingénieur parisien qui attendait l’autorisation de poursuivre ses travaux. S’il ne le faisait pas, un concurrent risquait de déposer les brevets. La jeune femme téléphona à la comptabilité. Oui, il y avait largement de quoi déposer ces brevets dans les comptes courants.
Tout le monde était perdu. Tout le monde appelait tout le monde. Et puis, sous l’impulsion des jeunes générations, les réseaux sociaux d’entreprises et les forums furent appelés à la rescousse. Faute de patrons pour autoriser et interdire, autant poursuivre comme avant. C’est ce qui se fit. On oublia que personne ne signait les courriers autrement qu’avec la mention « pour ordre ».
Les brevets déposés à Paris générèrent des profits bien supérieurs à ce que les hypothèses prudentes de Karen Young permettait d’attendre. Les actions ne remontaient pas en bourse, faute d’acheteur. Alors les salariés rachetèrent petit à petit tout ce qui trainait pour une misère. Affolés, ceux qui n’étaient pas des collaborateurs vendaient toutes leurs actions. Et le phénomène était similaire dans toutes les grandes entreprises.
Moins d’un an plus tard, une assemblée générale des petits actionnaires du Groupe Greyford élit Karen Young présidente de la société. Les actionnaires majoritaires étaient simplement absents.
Les disparus ne donnaient toujours pas signe de vie.
Cinq ans plus tard, un voilier participant à une course autour du monde connut un incident. Il se dérouta sur une petite île déserte. L’île devait dépendre d’un gouvernement d’un quelconque pays du tiers monde qui avait totalement oublié sa souveraineté sur cet endroit sans intérêt. L’équipage appela, peu après son arrivée, tout ce qu’il put comme secours.
Sur place, l’armée américaine trouva des milliers de cadavres. La plupart furent aisément identifiés comme étant ceux des nombreux disparus.
On trouva le « Manifeste de l’Île Alpha ». Les disparus avaient voulu échapper aux socialo-communistes en recréant ici un refuge sans impôts ni lois pour l’élite du monde. Ils avaient coulé les bateaux et détruit les radios dès leur arrivée.
La plupart des disparus s’étaient entretués. Quelques uns étaient morts de faim. D’autres, faute de soins, avaient succombé à diverses maladies. L’île ne possédait aucune infrastructure et la progression des secours fut particulièrement difficile faute de routes. Même les militaires ayant une longue expérience des zones de combats s’arrêtaient pour vomir en chemin. Personne n’avait envisagé d’enterrer des morts qui pourrissaient au soleil, en contaminant les derniers survivants de l’île. L’histoire était achevée depuis environ un an à l’arrivée du voilier.
Continuant de siroter son ammoniac frappé, Zeus se surprit à rire.
« Ce n’est guère charitable et donc indigne d’un dieu, mais je dois admettre qu’Atlas était vraiment un crétin. »